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pays, la considèrent avec effroi comme une source intarissable d’agitations et de désordres. Elle ne fut jamais en très bonne odeur auprès de ceux qui font surtout cas de la stabilité du pouvoir. Depuis 1848, les amis mêmes de la liberté ont cessé de fonder sur elle beaucoup d’espoir. Ils l’ont vue trop de fois, depuis soixante ans, commencer par abuser de tous les droits, sans prudence, pour les sacrifier tous ensuite sans réserve. D’ailleurs les amis de la liberté estiment avant tout la dignité morale du caractère, et ils savent à quelles épreuves les fréquens changemens politiques incitent la première des vertus civiques. C’est ainsi que la révolution française, enviée et redoutée, semble, à chaque nouvelle secousse, perdre autant d’estime qu’elle gagne de puissance. Triomphante dans le monde des faits, elle est mise en suspicion dans la région des sentimens moraux et des idées élevées. Encore une victoire triste et terne comme celles qu’elle a remportées depuis 1848, elle aurait désarmé tous ses adversaires, mais découragé ses meilleurs amis.

Il y a dans cette contradiction singulière du jugement public matière à réflexions pour tout le monde. On y trouve surtout la justification du point de vue modéré, alternativement sévère et favorable pour tous les partis, auquel M. de Carné s’est placé. Quand on parle d’un événement qui se montre sous des faces aussi différentes, tous les jugemens exclusifs sont décidément absurdes. Il est impossible à un esprit religieux ou même simplement sensé de supposer qu’une révolution qui s’avance ainsi, foulant aux pieds toutes les résistances, manifestement prédestinée a étendre son influence sur le monde entier, ne contienne en soi aucun élément de bien et de justice, et puisse être enveloppée tout entière dans un aveugle anathème. M. de Maistre lui-même revivrait aujourd’hui, qu’en voyant le chemin qu’a fait la révolution française, il hésiterait, j’en suis sûr, à en faire hommage au démon, car ce serait imputer à la Providence une trop longue et trop complète abdication. Le mal, comme l’Océan, a ses digues en ce monde : la main de Dieu ne permet pas qu’il déborde tout à fait. Si la révolution française avait été le mal pur et sans mélange, Dieu n’attendrait pas si longtemps pour arrêter ses ravages ; ses vagues seraient déjà rentrées dans leur lit. D’autre part, s’endormir dans une admiration béate pour les résultats matériels et civils de la révolution française, et fermer les yeux aux dangers politiques de toute espèce qu’elle traîne partout à sa suite, ce serait s’aveugler de propos délibéré et s’exposer à de cruels réveils. Peut-on oublier que la capitale des principes de 1789 était hier encore le théâtre de la plus effroyable et plus étrange lutte civile dont l’histoire fasse mention,