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ce tour d’esprit-là bien ménagé peut présenter encore autant de profit que d’agrément.

Mais la condition laborieuse et ingrate par excellence, celle qui serait véritablement un métier de dupe, si l’on ne considérait que les avantages et les jouissances qu’elle rapporte, c’est l’entreprise de se former d’abord à soi-même une conviction consciencieuse et de l’élargir ensuite, sans l’ébranler, par l’étude des opinions différentes. Malheureux entre tous, ceux qui pensent que dans les conflits humains toutes les vérités ne se donnent pas rendez-vous d’un seul côté, mais qu’elles errent par le monde, chaque parti dans les discordes civiles et morales en ayant emporté avec lui quelque lambeau ! Malheureux surtout s’ils se mettent en tête d’essayer de réunir ces vérités dispersées et de trouver le point élevé où viennent aboutir leurs divergences ! La prétention de demeurer croyant sans devenir intolérant, d’avoir une opinion fixe qui ne soit pourtant pas exclusive, de joindre à la fermeté des sentimens quelque mesure dans leur expression, de garder l’esprit assez ouvert pour y laisser entrer les idées d’autrui, pas assez cependant pour laisser échapper les siennes propres, — une telle prétention, des plus nobles et des plus généreuses assurément, est aussi des plus périlleuses pour le repos de ceux qui s’appliquent à la réaliser. On est à peu près sûr, par ce moyen-là, de mécontenter presque tout le monde, ceux qui ne croient à rien, parce qu’on impose à leur incertitude le fardeau d’une conviction, — ceux qui ne doutent de rien, parce qu’on oppose à leur emportement la gêne d’une restriction quelconque. On paraît aux uns dogmatique et tranchant, aux autres mou, timide, et suspect de faiblesse intéressée pour l’erreur. Contre cette double sentence, on ne peut appeler qu’au tribunal de sa conscience, qu’on n’arrive pas à satisfaire complètement, ou d’un avenir qui ne viendra peut-être jamais.

Tel est pourtant le péril qu’a résolument bravé l’auteur distingué des Etudes sur le gouvernement représentatif, et pour que rien ne manquât à son courage, il a abordé directement le grand signe de contradiction de nos jours, la révolution de 1789. Je ne crois pas en effet qu’il y ait de sujet au monde sur lequel l’exagération et la déclamation, qui est sa fidèle compagne, se soient dans tous les sens plus largement donné carrière. J’admire M. de Carné de ne s’être pas laissé trop effrayer du nuage de poussière qu’on soulève dès qu’on met le pied sur ce terrain battu depuis tant d’années par les hommes violens de tous les partis. Depuis la révolution satanique de M. de Maistre jusqu’à l’évangile révolutionnaire de M. Bûchez, de M. de Bonald à M. Louis Blanc, que d’anathèmes et d’apothéoses se sont succédé, plus semblables encore par l’emphase de la forme que