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manières, qui se confinent presque au point de départ, se séparent de plus en plus en avançant. Un spirituel admirateur de M. de Balzac a remarqué que ses personnages occupaient vivement l’imagination, restaient gravés dans la mémoire, mais qu’il était difficile de leur trouver des analogues dans la vie réelle. En effet, à quelque monde que l’on appartienne, nous défions que l’on nous cite un héros, un type de M. de Balzac, qui ait réellement vécu ou qui seulement ait pu exister. Où a-t-on jamais vu des duchesses de Langeais, des vicomtesses de Beauséant, des marquises d’Espard, des de Marsay, des Vandenesse, des Balthasar Claës, des David Séchard, des Dudley, des Vautrin, des Rubempré, des Mortsauf ? On s’est étonné souvent de cette persistance de l’écrivain à faire reparaître de roman en roman les mêmes noms et les mêmes figures, à établir entre les acteurs et les épisodes de ses nombreux récits ces points de repère, ces airs de famille et de connaissance qui existent dans un salon, entre gens qui s’y rencontrent tous les soirs. Cette obstination, qui, dans les derniers temps, avait pris tous les caractères d’une manie, ne pourrait-elle pas s’expliquer par l’impossibilité de faire croire à ses personnages, s’ils ne se servaient les uns aux autres d’attestations vivantes et de certificats en action ? Créer un monde à part, placer dans ce monde des êtres exceptionnels, et, pour que le lecteur puisse s’y accoutumer et s’y reconnaître, leur donner, non pas une vérité absolue, non pas même une vérité relative, mais une vérité mutuelle, tel a été le procédé de M. de Balzac. Il avait, on le sait, la prétention de cultiver des ananas dans le potager des Jardies, et de s’assurer avec ce produit cent mille livres de rentes. Il n’y manquait que la température, le degré de chaleur, la qualité du terrain, l’engrais, l’arrosage, la bâche, le jardinier, que sais-je ? — A ceux qui risquaient ces objections timides, il répondait qu’avec les gens minutieux il n’y avait moyen de rien faire. Eh bien ! ce rêve d’ananas impossibles, il l’avait tenté et à demi réalisé dans la vie idéale et fictive : il avait commencé à priori par y cultiver des fruits rares et exotiques, de forme bizarre, de couleur éclatante, de parfum pénétrant, d’arrière-goût vénéneux. Puis il s’était aperçu que ces fruits ne pouvaient pas vivre de la vie commune, sur notre sol, dans notre atmosphère, à côté des plantes indigènes classées dans nos herbiers ou nos catalogues. De là cette Comédie humaine, qui n’est, à vrai dire, ni un monument, ni une galerie, ni un hôtel, ni une maison, mais plutôt un vitrage colossal, un palais de cristal immense, fabriqué tout exprès pour acclimater une végétation lointaine et fantasque, pour la rassembler dans un même espace, pour la faire paraître vraisemblable ou possible par la réunion et le voisinage, et faire oublier au visiteur ébahi, au promeneur émerveillé, qu’à cent