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comme une tranchée vigoureuse, à travers les voies souterraines de la vie sociale ou de la vie intime, telle page écrite d’un style solide, éclatant, viennent tout à coup s’effondrer dans des fouillis alarmans où tout s’embrouille, se surcharge et se contredit, la figure et le crayon, la phrase et l’idée. Que serait-ce si nous voulions nous tenir à ces hauteurs austères où l’âme se sent inaccessible aux vapeurs enivrantes, aux miasmes capiteux, aux effluves magnétiques des grands talens insalubres ? M. de Balzac n’exalte pas l’imagination, il n’égare pas le cœur comme la muse éloquente et le lyrisme effréné de Lelia : peut-être fait-il pis, il dissout. Il s’infiltre et se distille goutte à goutte dans le cerveau comme un poison subtil, rare, insaisissable, qui ne tue ni ne déchire, mais dont l’effet immédiat ou lointain est d’énerver les bonnes facultés de l’intelligence et de surexciter les mauvaises, d’affaiblir l’âme pour les vraies luttes de la conscience, pour les dangers réels du monde, et de l’armer en guerre pour je ne sais quelles aventures chimériques ou coupables qui ne sont plus la défensive de l’honnête homme, mais l’offensive du héros hasardeux et équivoque, éternellement suspendu entre le panthéon et le bagne. De là aux rêves monstrueux qui font les révolutions et les crimes, il n’y a plus qu’un pas, et s’il est vrai, comme on l’a dit, que la révolution de juillet ait été faite par la politique, mais que la révolution de février ait été l’œuvre de la littérature, M. de Balzac, bien qu’affectant d’envelopper dans un même dédain le libéralisme et la démocratie, a coopéré plus que personne à cette dernière catastrophe.

En somme, pour rentrer dans notre sujet, on peut dire que l’école d’observation superficielle inaugurée par les succès du Gymnase ne plaira jamais complètement aux esprits élevés, et que celle de M. de Balzac a pour ennemis naturels les esprits justes.

Les esprits justes ne pouvaient manquer d’adopter M. Charles de Bernard ; il est de leur famille, il parle leur langue, et c’est par là surtout qu’il se détache du conteur célèbre avec lequel on a trop souvent voulu le confondre. Que M. de Balzac, gentilhomme écrivain, inventeur de la connétablie littéraire, exubérant d’idées, de projets, de conceptions puissantes, de plans gigantesques, ayant le génie de l’originalité plus encore que l’originalité du génie, réalisant en sa personne une des physionomies les plus accentuées, les plus saisissantes qu’ait jamais produites la verte vieillesse d’une littérature, se soit fortement emparé de l’esprit de M. Charles de Bernard, cela n’est pas douteux ; qu’il lui ait même donné sur la société, sur le monde, sur les femmes, sur les coulisses de la comédie humaine, des idées qui reparaissent ça et là, en se tempérant, dans les récits de notre aimable auteur, c’est incontestable. Seulement ces deux