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un nom dans l’art comme dans le monde : il s’appelle la distinction.

Avons-nous besoin maintenant de rappeler ce qu’a été au théâtre M. Scribe, dans le roman M. de Balzac, et d’indiquer ce qu’aurait pu être le talent fin, ingénieux, observateur, venant se placer à leurs côtés ? Un accommodement bourgeois, mais d’une bourgeoisie émancipée, intelligente, plutôt arrivée que parvenue ; une moyenne romanesque, mais d’un roman passé au crible des petites capitulations mondaines ; une observation comique, mais d’une comédie superficielle, effleurant l’épiderme au lieu de plonger dans le vif ; une teinte sentimentale, mais d’un sentiment plus arrangé que sincère, plus artificiel qu’attendri, toujours prêt à transiger et même à passer à l’ennemi : voilà, avec mille dons charmans de dextérité, d’à-propos, d’invention agréable, l’heureuse et légère muse du Mariage de raison et de Michel et Christine, telle que je me la représente, en la dégageant un peu de cette auréole du succès qui a, comme celle du pouvoir, ses fascinations et ses prestiges. Parlerons-nous de M. de Balzac ? Et pourquoi pas ? Il n’est jamais inutile de contrôler les caprices de la postérité du lendemain, réagissant avec une égale violence contre les rigueurs et les ovations de la veille. M. de Balzac, comme les empereurs romains, est devenu dieu par le plus énergique et le plus sûr de tous les moyens : il est mort. Aux yeux d’une certaine école, il n’est plus question de le contester, ni même de l’admirer, mais de l’adorer. Toute critique à son endroit est une impiété, toute restriction un sacrilège. Faut-il souscrire en silence à ces redoublemens d’enthousiasme ? Les discuter un moment, n’est-ce pas justifier nos réserves d’autrefois, montrer qu’on peut y persévérer sans obstination chagrine, et toucher encore au rôle littéraire de M. Charles de Bernard, qui eut été plus éminent et plus complet, si, non content d’échapper à cette influence, il eût plus franchement protesté contre elle ? Non, la morale, le bon sens et le goût ne peuvent pas se laisser prescrire par ces apothéoses tardives et posthumes. Non, l’auteur de la Vieille fille et de la Physiologie du mariage, de la Rabouilleuse et des Parens pauvres ne comptera jamais parmi ces génies qui éclairent, fortifient, rassérènent l’humanité. Que dis-je ? Il lui a manqué un grand nombre des qualités du génie, — la simplicité d’abord, puis la vérité, la clarté, la proportion, la mesure, et ce sens moral dont l’absence abâtardit les facultés les plus riches, et ce sens du possible qui sait s’arrêter dès que l’impossible commence. Remarquable surtout par l’invention, il a le défaut des inventeurs incomplets ou excessifs ; il s’éblouit, il se grise de sa pensée, de sa création, de son ouvrage. Tel caractère esquissé d’une main ferme et magistrale, telle description commencée avec une puissance et un souffle que rien n’égale, telle analyse de sentiment et de passion ouverte,