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prendre sa place dans la société de Saint-Pétersbourg. Fidèle à ses sympathies comme à ses haines, Lermontof est resté au Caucase, et il y est mort. Pouchkine avait un enthousiasme d’artiste pour la Russie, sans se demander s’il n’y avait pas à séparer le bien du mal. Au contraire, cette préoccupation du bien et du mal, ce retour aux élémens primitifs du peuple russe, cette recherche ardente du caractère national altéré par une civilisation superficielle et fausse est l’originalité même de Lermontof. Ce n’est donc pas assez de mettre Lermontof en parallèle avec Pouchkine et de lui marquer sa place à la suite du brillant poète dont il a si amèrement chanté l’éloge funèbre ; il est plutôt le chef d’un mouvement nouveau et le précurseur de la génération qui se fait gloire aujourd’hui de réveiller les traditions de l’esprit slave.

Le caractère le plus expressif de la littérature contemporaine en Russie, c’est une rupture presque partout complète avec cette influence anglaise, française, allemande, qui a longtemps alimenté la poésie aristocratique de Saint-Pétersbourg. On a dit avec raison que la littérature russe avait commencé par la fin, c’est-à-dire par l’inspiration cosmopolite, par l’inspiration de Byron ou de Goethe, au lieu de demander à ses propres origines les élémens d’une vigoureuse jeunesse. Si elle eût persisté dans cette voie, elle eût pu produire des talens pleins d’éclat, elle n’eût pas exercé au sein du peuple russe cette action civilisatrice qui appartient toujours à une poésie nationale. La génération qui occupe aujourd’hui la scène a compris que ses devanciers faisaient fausse route, et elle est revenue puiser aux sources populaires : l’esprit russe, les traditions russes, l’étude et la peinture de tout ce qui fait l’originalité de la famille slave, voilà le fond de la littérature qui grandit sous nos yeux. Tantôt on s’adresse au passé, comme Lermontof dans le poème d’Ivan Vassiljevitch ; tantôt on interroge les mœurs présentes. C’est Nicolas Gogol qui, dans les Ames mortes, dans l’Inspecteur général, trace un tableau hardi de la vie moscovite en province ; c’est le comte Solohoupe qui, dans le Tarantasse, exprime avec enthousiasme les désirs, les ambitions, les espérances du peuple russe, et nous dévoile à son insu le secret de la politique des tsars. Les critiques s’associent à l’œuvre des conteurs et des poètes, et l’ancienne critique russe, bizarre parodie de nos feuilletons parisiens, est remplacée déjà par une école sérieuse qui substitue la vérité à l’imitation, et le génie slave aux influences occidentales. Ce travail qui s’est fait ainsi peu à peu au sein des écoles littéraires de la Russie, Lermontof nous en donne dans sa vie une dramatique image. Il obéit d’abord aux exemples de Pouchkine, il imite l’Angleterre et l’Allemagne, l’ironie byronienne semble obséder sa pensée ; mais chaque jour il se sent attiré davantage