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dans son pays, et tout ce qu’il y a de mensonges dans ces prétendus jugemens de l’honneur révoltait son âme loyale. Or un jour, dans une des villes du Caucase, il est provoqué en duel par un officier de l’armée ; si fermes que soient ses convictions, il n’ose refuser, et le préjugé aristocratique fait taire les répugnances du libre esprit. On ne sait pas exactement les motifs de la provocation, L’adversaire du poète, M. de Martynof, avait-il essuyé quelqu’une de ces sanglantes épigrammes dont Lermontof était prodigue ? ou bien avait-il cru se reconnaître dans l’un des personnages du Héros de notre temps ? Un ami de Lermontof, un de ses témoins dans cette rencontre, M. de Glebof, croit à ce dernier motif, et c’est ainsi qu’il a raconté l’affaire à M. Frédéric Bodenstedt. Ce qu’il y a de certain, c’est que Lermontof avait horreur du duel et qu’il n’hésita pas à se battre. En cédant aux lois d’un monde qu’il méprisait, il exigea du moins que le combat fût sérieux. C’était encore sa façon de substituer à la barbarie civilisée la franche barbarie des vieilles mœurs. Il avait décrit dans son roman un duel terrible qui a lieu sur la plate-forme d’un rocher, si bien qu’à la moindre blessure, les adversaires, placés au bord même de l’abîme, sont condamnés à une mort inévitable. C’est ainsi que Lermontof voulut se battre ; il tomba frappé d’une balle et disparut au fond du gouffre, montrant encore à ce dernier moment le double caractère que nous avons signalé : — d’une part la soumission du gentilhomme aux préjugés de son pays et de sa caste, — de l’autre l’impétuosité d’une âme loyale qui préfère l’état de nature aux mensonges d’une civilisation factice, le Tcherkesse et le Cosaque du Caucase aux élégans Tartares de Saint-Pétersbourg, et une lutte à mort à un combat de parade.

Quelle place occupera Lermontof dans l’histoire littéraire de la Russie ? Admirateur passionné de Pouchkine, dont il traduit les œuvres en ce moment même avec un rare talent, M. Bodenstedt se préoccupe surtout de savoir quels sont les rapports de Lermontof avec l’auteur de Boris Godunof et d’Eugène Onégine. Cette comparaison, au premier abord, semble naturellement indiquée ; il y avait plus d’un lien entre ces deux hommes : c’est la mort de Pouchkine qui a éveillé Lermontof et allumé la flamme au front du poète ; c’est le style de Pouchkine que Lermontof a d’abord imité avant de trouver une forme à lui pour des inspirations neuves. Tous deux enfin, au jugement unanime des critiques russes, sont les premiers talens poétiques de leur nation. Or Pouchkine était plus spécialement artiste ; chez Lermontof, l’artiste et l’homme ne faisaient qu’un. Exilé au Caucase dans sa première jeunesse, comme plus tard Lermontof, Pouchkine s’était réconcilié sans trop de peine avec les choses et les hommes que sa juvénile indignation avait flétris, et il était revenu