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civilisation européenne, et se heurtant à chaque pas contre les barrières du despotisme, elles finissent par tomber dans cette tristesse hautaine qui est pour Lermontof le signalement des héros de son siècle et de son pays. À quoi bon les facultés brillantes ? Il n’y a pas de champ fécond où elles puissent se produire. L’insouciance, la paresse, le mépris des choses et des hommes sera le refuge de ces esprits blessés. Tel est, si je ne me trompe, le secret des tristesses de Petchorin. Ce n’est pas un cœur blasé comme dans nos sociétés de l’Occident, c’est un cœur encore noble et capable du bien, mais irrité parce qu’il souffre, et qui fait souffrir aussi ceux que la destinée met sur sa route. La société russe, — on peut le voir par les révélations de la poésie et du roman, — est remplie de caractères comme celui-là, et la dureté de Petchorin s’y manifeste sous maintes formes différentes. Ce portrait du héros est donc tour à tour une confession, un acte de repentir, une plainte amère, une justification douloureuse, bien plutôt qu’une apologie de l’égoïsme. Et pourtant, confession ou plainte, si ’c’est là la peinture de l’âme de Lermontof, Lermontof serait moins excusable que bien d’autres. Il avait, lui du moins, une carrière ouverte à son activité ; il avait le domaine de l’art, l’empire de la poésie, où la liberté de l’intelligence, si restreinte qu’elle fût, pouvait se déployer encore et produire d’heureux fruits ; il avait une action morale à exercer, il l’exerçait déjà ; pour continuer efficacement son rôle, il eût fallu qu’il se débarrassât des tristesses ténébreuses et des insolentes prétentions du gentilhomme. Ce héros de notre temps, à qui nulle femme ne résiste, à qui nulle amitié ne fait défaut, et qui passe avec un cœur de marbre au milieu de tous les dévouemens qu’il inspire, cet esprit supérieur, qui se console et se venge par l’égoïsme de l’impuissance où le réduit son pays, ce n’est pas le chantre de la franche nature et des races belliqueuses, ce n’est pas le poète du Caucase.

Cette transformation nécessaire que je signale ici, je ne doute pas que Lermontof n’eût réussi à l’accomplir ; mais il aurait eu à lutter sérieusement contre les influences du monde où il était né et certaines habitudes de son esprit. Il était faible malgré son ardeur, et dans maintes circonstances ses plus énergiques résolutions le laissaient désarmé : sa mort en est un triste exemple. Amer et irritable comme il était, il avait dû plusieurs fois mettre le pistolet à la main pour soutenir ou relever une parole blessante. Peu à peu cependant, après bien des duels, il en était venu à condamner absolument ces habitudes barbares. Il méprisait les superstitions mondaines qui chargent si souvent le hasard de décider entre l’honnête homme et le coquin ; il voyait ces provocations devenues, comme le pharaon et le lansquenet, un des passe-temps de l’orgueil et de la frivolité aristocratiques