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hagards expriment la folie, des paroles inintelligibles tombent de ses lèvres.

« — Que faisais-tu si tard, femme ? De quel bazar, de quel marché viens-tu pour que ta chevelure soit ainsi défaite, et tes vêtemens froissés et déchirés ? Es-tu allée souper en ville ? es-tu allée chercher une intrigue avec quel" que riche et joli fils de boyard ? Est-ce pour cela que tu t’es unie à moi, comme la compagne de ma vie, devant la sainte image de la mère de Dieu ? est-ce pour cela que nous avons échangé les anneaux d’or ? Attends ; je vais t’enfermer dans un cachot sombre avec une porte de chêne garnie de fer ; tu ne verras plus jamais la clarté du ciel, tu ne pourras plus déshonorer mon nom.

« Dès qu’elle entend ces mots, la pauvre femme tremble et frissonne de tout son corps, comme tremble sur l’arbre la feuille d’automne au souffle de l’ouragan. Des larmes, des larmes amères coulent de ses yeux, et elle se jette aux pieds de son mari.

« — O toi, mon seigneur ! toi, mon brillant soleil ! écoute-moi paisiblement, ou bien tue-moi tout de suite. Tes paroles me sont comme un glaive tranchant, et elles m’arrachent le cœur. Je ne crains pas le martyre de la mort, je ne crains pas non plus les méchans propos, je ne crains que la perte de ton amour.

« Je revenais de la prière du soir par la rue tortueuse et solitaire ; tout à coup j’entends un bruit de pas, je me retourne… Un homme s’élance sur moi ! Paralysée par la terreur, je sens mes pieds fléchir et je ne puis que m’envelopper dans mon voile de soie ; mais lui, saisissant avec force ma main frémissante, il murmure doucement ces mots à mon oreille :

« — Pourquoi donc t’effrayer ainsi, ma belle enfant ? Je ne suis pas un assassin, je ne suis pas un voleur de nuit ; je suis un serviteur du tsar, du tsar Ivan le Terrible ; mon nom est Kiribéjevitch, et je descends de la race illustre des Maljutin.

« À ces mots mon épouvante s’accroît encore, ma tête est en feu et je sens les tourbillonnemens du vertige. Lui cependant il me couvre de baisers, de caresses, et continue sur le même ton :

« — Dis-moi, belle enfant, ce que tu veux avoir ; dis, ô ma douce colombe, ô belle enfant bien-aimée ! Veux-tu de l’or ? veux-tu un collier de perles ? veux-tu des pierres précieuses ou des étoffes de velours brodées de fleurs ? Tu seras parée comme une tsarine, à faire l’admiration et l’envie de toutes les femmes ; mais, oh ! ne me laisse pas mourir de désespoir. Aime-moi, enfant, aime-moi, embrasse-moi, ne fût-ce qu’une fois seulement, la première fois et la dernière !

« Et il m’embrasse, et il me caresse de nouveau… je sens encore mes joues qui brûlent… il m’étreint avec rage, il m’étreint toujours plus fort entre ses bras et me couvre de ses baisers infâmes. Tout à l’entour, derrière leurs fenêtres, les voisines commençaient leurs propos menteurs et nous montraient du doigt en ricanant.

« Je parvins enfin à m’arracher de ses bras, et je m’élançai de toutes mes forces vers la maison, mais en m’échappant je laissai aux mains du voleur le mouchoir de soie que tu m’as donné, ainsi que mon voile moscovite. Voilà comme j’ai été outragée par l’insolent, moi, ta femme fidèle et dévouée.