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bon et du mauvais principe, de Dieu et du diable. Le diable est-il assez fort pour tenir la puissance de Dieu en échec ? Telle est la question que se posent toutes les religions naissantes, et chacune d’elles y répond naïvement par des cris de douleur ou par un chant d’espoir. Écoutez un récit populaire de la Géorgie, le Démon, qui met dramatiquement en scène ces douloureux problèmes où l’homme et la Divinité sont en jeu. La Géorgie a été longtemps une terre chrétienne, et son christianisme, tout rempli d’inspirations persanes, ne rappelait ni les sombres croyances de la race juive ni la sévérité dogmatique des églises de l’Occident. Il s’agit là aussi d’une fille d’Eve que le démon a séduite ; mais ce n’est pas le démon de la Bible, qui perd l’humanité tout entière en perdant une seule âme : le démon est vaincu au sein même de sa victoire, et cette histoire toute romanesque se termine dans les splendeurs mystiques comme le chant de triomphe de la bonté infinie.

Les voyageurs qui visitent la Géorgie admirent une chapelle construite sur l’un des sommets les plus élevés de la chaîne du Caucase au milieu des neiges éternelles ; c’est à cette chapelle que se rattache la légende d’où Lermontof a tiré tout un poème. Le démon, en parcourant le Caucase, a vu sur la tour d’un château-fort une belle jeune fille attendant son fiancé : « Non, je le jure par la lumière de toutes les étoiles du ciel, je le jure par la grâce de l’aurore et la splendeur du couchant, jamais si doux visage n’a souri au chah de Perse ; jamais dans les jardins du harem, à l’heure où midi embrase les airs, les fraîches eaux du bassin n’ont baigné un corps aussi charmant, et jamais, depuis que le bonheur du paradis a disparu de cette terre de péché, jamais sous le soleil d’Orient on n’a vu pareille fleur s’épanouir. » C’est Tamara, la jeune princesse géorgienne. Et quelle est là-bas sur la route cette caravane de dromadaires portant des présens magnifiques ? Quel est ce jeune homme qui accourt au grand galop de son cheval ? Le diable a reconnu le fiancé de Tamara. L’amour, la jalousie, la fièvre de la destruction, tout cela éclate à la fois dans l’âme maudite. Il aposte sur le chemin une bande de brigands du Caucase : le jeune Géorgien tombe percé d’un poignard, et Tamara se retire dans la cellule d’un cloître. Tout ce premier chant, plein de voluptés et de terreurs, est un tableau oriental d’une attrayante poésie. C’est au second chant que l’œuvre de séduction va s’accomplir : si les anges même sont tombés, si Abbadona et Éloa n’ont pas su vaincre le tentateur, comment la Géorgienne, ardente et passionnée, au milieu des ennuis de sa prison, résisterait-elle aux maléfices de l’enfer ? Un soir, en faisant sa ronde, le gardien du couvent entendit dans une cellule des soupirs, des cris inarticulés, des murmures voluptueux et plaintifs ; il s’éloigna avec épouvante, et le