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à ce vœu. Il forma en 1842 un recueil en trois volumes qui comprenait, outre les chants de 1840, des poèmes insérés çà et là dans des publications périodiques et maintes pièces manuscrites. L’éditeur priait tous les amis de Lermontof de lui faciliter les moyens de compléter ce recueil, bien des pages du jeune poète devant se trouver encore entre des mains fidèles. Au reste, effrayé des coups de ciseaux, averti par ces longues lacunes qui attestaient la surveillance impitoyable des censeurs, il avait osé à peine exprimer le regret que cette fin prématurée de l’auteur inspirait au public studieux ; aucune mention particulière du poète, aucun détail biographique, aucun renseignement sur sa mort. Lermontof était proscrit une seconde fois ; c’était à lui de se produire, de s’expliquer tout seul. Les amis du poète ne restèrent pas sourds à cet appel, et le monument de Lermontof ne tarda pas à se compléter : un quatrième volume parut en 1844, un petit volume de huit à neuf feuilles tout au plus, mais renfermant quelques-unes des plus belles productions de l’auteur. C’est seulement sur ces quatre volumes publiés d’une façon si timide et déshonorés par tant de coupures insolentes qu’on pouvait apprécier le poète du Térek et de l’Elborus, lorsqu’un écrivain allemand, très familiarisé avec tout ce qui intéresse le Caucase, un homme plein d’imagination et de science, un esprit également doué pour l’histoire et la poésie, le peintre des Cosaques, des Tcherkesses et des théologiens de Tiflis eut l’idée de traduire en vers allemands tous les poèmes de Lermontof, et surtout de les restituer, autant que possible, tels qu’ils étaient sortis des mains de l’auteur. Je parle de M. Frédéric Bodenstedt, qui m’a déjà fourni bien des indications, lorsque, le premier en France, j’ai fait connaître les luttes du prophète Shamyl et du prince Voronzof[1]. Des juges parfaitement autorisés m’affirment que cette traduction de Lermontof par M. Bodenstedt est un chef-d’œuvre d’exactitude ; je n’ai pas de peine à le croire, et personne assurément n’était mieux préparé qu’un tel traducteur à entrer, dans l’esprit de son modèle. M. Bodenstedt avait rencontré Lermontof dans plusieurs des villes du Caucase ; il savait apprécier ce caractère impétueux et loyal, et après sa mort il n’a rien négligé pour retrouver son œuvre tout entière. Quand je lis les vers de l’écrivain allemand, il ne me semble pas que j’aie affaire à une traduction ; c’est un poète qui me parle, c’est Lermontof lui-même qui est là.

L’inspiration qui apparaît d’abord chez le poète du Caucase, c’est une sympathie ardente pour les ennemis des Russes, — non pas une sympathie déclamatoire et niaise, — une sympathie virile qui ne dissimule aucun aspect sinistre du tableau. Les Tcherkesses de Lermontof

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1853.