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une âme altière, dédaigneuse, pleine de mépris pour les hommes, et l’ironie byronienne, si chère à la plupart des poètes russes, prenait sur ses lèvres une amertume nouvelle. Ainsi ballotté entre le bien et le mal, entre les pernicieux loisirs et l’énergie virile, entre l’hypocrisie de Saint-Pétersbourg et la liberté de la steppe, le jeune poète aurait eu peut-être bien des transformations à subir avant de fixer un but à son ardeur. Le voilà enrôlé dans l’armée du Caucase ; le voilà forcé de vivre sous ce ciel qu’il aime, au pied de ces montagnes couronnées de neige sans tache, au milieu de ces Cosaques dont l’indépendance lui sourit, en face de ces Tcherkesses dont il admire les fières allures ! Ses compagnons d’armes sont de hardis officiers, les uns qui ont choisi volontairement leur poste, les autres qu’on a condamnés à cette rude guerre pour les plier à la discipline ; ses ennemis, ce sont parfois les brillans Adighés ou les sauvages Ossètes, mais surtout ce sont les Lesghes, les Tchetchens, les murides de Shamyl : eh bien ! camarades ou adversaires, ce sont des braves, ce sont des âmes pures de toutes ces lâches passions qu’engendre le despotisme, et il les unira tous dans son chevaleresque enthousiasme. Il chantera cette sauvage nature où l’homme respire à pleins poumons, il chantera les mœurs, les traditions, les légendes, les drames de ces races nées pour la guerre ; il chantera avec la même sympathie le Tcherkesse et le Cosaque, le chrétien et le musulman ; il sera le poète du Caucase.


I.

« Salut, Caucase au front blanchi ! Je ne suis pas un étranger dans tes domaines. Déjà, au temps de ma jeunesse, tu m’as accoutumé à tes solitudes. Et depuis lors combien de fois en rêve n’ai-je pas franchi tes sommets, attiré par les splendides espaces de l’Orient ! 0 libre terre de montagnes, tu es sauvage ; mais que tu es belle ! Tes hauteurs escarpées semblent des autels, et quand les nuages le soir volent de loin sur tes cimes, tantôt c’est comme une vapeur bleue qui t’enveloppe, tantôt on dirait des ailes flexibles qui se balancent au-dessus de ta tête, tantôt on croit voir passer des ombres ou se dresser des fantômes, de ces fantômes qui apparaissent dans les songes… cependant que la lune brille solitaire dans les bleus espaces du ciel. Combien j’aimais, ô Caucase, et tes belles filles sauvages, et les mœurs guerrières de tes fils, et au-dessus de tes sommets les profondeurs transparentes de l’azur, et la voix terrible, la voix toujours nouvelle de la tempête, soit qu’elle mugisse sur tes hauteurs, soit qu’elle gronde au fond de tes abîmes, — une clameur éveillant au loin une clameur, comme le cri des sentinelles au sein de la nuit ! » C’est