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vieilles poésies du peuple, et c’était pour consacrer les légendes de la patrie qu’il demandait conseil à l’Arioste ou à Byron. Comment se représenter la stupeur et l’affliction publiques au moment où cette nouvelle allait courant de bouche en bouche : Pouchkine est blessé, Pouchkine se meurt !

Il y avait là toute une tragique histoire assombrie encore par les commentaires de l’indignation et de la douleur. On racontait qu’un étranger, un émigré de 1830, recommandé au tsar par la duchesse de Berry et nommé officier dans les gardes, avait porté le déshonneur et la mort dans la maison du poète. Ces anecdotes, dont la foule est avide et qui s’enveniment si vite en de tels momens, se répandaient déjà par toute la ville. La beauté de Mme Pouchkine, l’amour qu’elle avait inspiré à M. d’Anthès, la jalousie, les stratagèmes, et enfin la fureur du mari qui se croyait outragé, tel était le sujet de mille récits où le faux et le vrai tenaient une place égale. On assurait que M. d’Anthès, pour pénétrer sans péril auprès de la femme qu’il aimait, n’avait pas hésité à demander sa sœur en mariage. Quelle avait été depuis ce mariage la conduite de celle que Pouchkine appelait sa belle madone ? Le beau-frère du poète, aveuglé par la passion, avait-il violé en effet, même par une tentative impuissante, les lois de l’hospitalité et de la famille ? Y avait-il là un affront ? y avait-il une de ces taches que le monde croit effacer dans le sang ? Toute cette affaire, à l’heure qu’il est, est jugée avec plus de calme par les esprits impartiaux[1], et il paraît "bien que l’adversaire de Pouchkine n’a pas forfait à l’honneur. Ce n’est pas sur lui que doit retomber la honte ; partout où il y a des Othello dont la supériorité fait des envieux, il y a aisément d’honnêtes Yago. Au moment de la sinistre nouvelle, on ne soupçonnait pas la vérité ; il n’y avait ni hésitation ni doute au sein de la foule ; on ne se demandait pas s’il n’y avait pas eu des calomnies, des dénonciations, toute sorte de perfidies anonymes, et si M. d’Anthès, jusqu’au dernier instant, n’avait pas opposé une modération attristée à la fureur de son beau-frère. Avant que l’accusé eût comparu devant le tribunal militaire qui allait l’absoudre en l’obligeant seulement à quitter la Russie, l’opinion avait déjà prononcé contre lui un verdict sans pitié. Aujourd’hui même, après un intervalle de dix-huit années, il ne faut qu’un incident pour réveiller ces souvenirs. Adopté par un riche diplomate hollandais, M. d’Anthès a changé de nom ; l’ancien officier des gardes du tsar Nicolas est redevenu Français, il a joué un rôle honorable, après 1848, dans nos assemblées législatives, et il siège en ce moment

  1. Voyez surtout dans la Revue l’intéressant travail de M. Charles de Saint-Julien, Pouchkine et le Mouvement littéraire en Russie depuis quarante ans, 1er octobre 1847.