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à l’en tirer, et la simplicité extrême des moyens employés, je me dis que la spéculation devait être bonne pour l’entrepreneur, et je le priai de me donner des renseignemens sur les frais et les produits de l’exploitation. Il s’y prêta de la meilleure volonté du monde ; malheureusement je m’aperçus bientôt qu’il venait de prendre un engagement téméraire, et qu’il ne s’était jamais posé les questions que je lui adressais. Il me demanda alors la permission de faire venir son intendant, qui serait plus en état de me renseigner sur ce qu’il lui plaisait d’appeler des détails ; mais l’intendant demeura court comme son maître. Je renouvelai mes questions sous plusieurs formes différentes, et les deux effendi commencèrent enfin à me répondre ; mais c’était encore bien pis qu’auparavant, car leurs réponses me prouvaient qu’ils ne me comprenaient pas.

Medem est aux portes du Taurus, et à peine a-t-on perdu de vue la ville, qu’on se trouve au milieu des montagnes qui portent ce nom. Sous ce nom de Taunis, d’anti-Taurus, de Liban, d’anti-Liban, on ne désigne pas des montagnes comme le Saint-Bernard, le Simplon, le Mont-Blanc, mais d’immenses chaînes comme les Alpes, les Apennins ou les Pyrénées, renfermant de vastes territoires et se composant d’une multitude de sommets et de vallées. Il nous fallut cinq journées pour traverser le Taurus, c’est-à-dire pour aller de Medem à Adana. Ces journées, nous les passâmes à errer de vallée en vallée, à travers un pays magnifique, mais complètement désert ; pas un village, et seulement des ruines dans lesquelles des Arméniens ou même quelques Turcs d’humeur entreprenante ont établi des khans pour le plus grand avantage des voyageurs.

Je ne raconterai pas ces cinq journées. À quoi bon s’apesantir sur les incidens invariables que le mauvais état des routes et des gîtes réservés aux voyageurs ramène sans cesse dans certaines parties de l’Orient ? J’ai hâte de terminer le récit de cette première période d’un voyage dont le terme était encore séparé de moi par plus d’une laborieuse étape. Ces premiers tableaux de ma vie nomade montrent la société turque telle qu’on peut l’observer dans quelques régions rarement visitées par les Européens. À partir d’Adana, on entre dans des contrées de l’Orient que les voyageurs se flattent de mieux connaître, et où du moins l’influence de la civilisation occidentale se fait plus généralement sentir. J’allais voir les Francs en présence des Orientaux, et je connaissais assez bien désormais la vie intime de ceux-ci pour qu’il me fût aisé de comparer les deux sociétés ainsi rapprochées dans ce qu’elles ont d’essentiel et d’original.


CHRISTINE TRIVULCE DE BELGIOJOSO.