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ville d’Adana, en traversant Kircheir, Césarée et quelques autres localités recommandables par leurs souvenirs ou leur importance actuelle. Je ne noterai que les incidens essentiels du voyage.

Un de ces incidens eut pour théâtre le village appelé Kuprin. L’occasion s’offrit à moi dans ce village, où je devais changer d’escorte, de remplir l’office de médecin auprès d’une jeune fille malade depuis un an, et que son père, surmontant son aversion pour les chrétiens, m’avait priée de visiter. Mes compagnons de voyage s’étaient éloignés, et la jeune fille, accompagnée de sa mère, parut devant moi. C’était une magnifique créature, grande et forte, mais de proportions irréprochables : un beau visage ovale, des yeux fendus en amande, d’un noir de velours, un nez plutôt aquilin que grec, un teint qui avait dû être resplendissant et qui l’était encore, mais d’un éclat maladif maintenant, de cet éclat que la fièvre substitue à la fraîcheur. Cette belle personne avait l’air profondément triste, et il était impossible de la regarder sans s’intéresser à elle. Sa mère, belle encore, du même genre de beauté que sa fille, paraissait fort inquiète et affligée de l’état de son enfant, et ces deux femmes s’adressèrent à moi en me témoignant une confiance et une bienveillance qui contrastaient avec la réserve maussade du maître du logis.

Je n’eus pas de peine à m’assurer que la jeune fille était atteinte d’une affection du cœur, et, malgré mon peu de penchant pour le romanesque, je ne pus me défendre du soupçon que le moral ne fût pour quelque chose dans cette maladie. Les privilèges du médecin sont presque illimités dans ce pays, où les médecins sont si rares, et je ne craignis point de commettre une indiscrétion en m’informant si quelque chagrin, quelque secousse accidentelle n’avait pas précédé les symptômes du mal.

— Hélas ! oui. me répondit la mère ; il y aura dans huit jours juste un an que ma pauvre fille a éprouvé une frayeur horrible, et c’est depuis lors qu’elle languit ainsi.

— Et puis-je connaître la cause de cette frayeur ?

La mère regarda sa fille ; celle-ci rougit, baissa les yeux, et sa poitrine se souleva rapidement, comme si sa respiration devenait de plus en plus difficile et gênée.

— Pourquoi le troubler ainsi ? reprit la mère ; tu sais bien qu’il faut tout dire aux médecins. — Puis se tournant vers moi : — La pauvre enfant ne peut entendre la moindre allusion à cette nuit funeste sans en ressentir encore le contre-coup : mais elle va s’éloigner pendant quelques instans, et je vous raconterai tout.

En effet, la jeune fille se leva et s’approcha de la fenêtre, tandis que la mère, se penchant vers moi, se préparait à me faire sa confidence. — Nous y voilà, pensai-je ; un amant découvert sans doute par ce père dénaturé ? — Eh bien ! madame, sachez donc que ma fille,