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Césarée, je ne pouvais le payer qu’au moyen d’une traite sur Constantinople, qu’il accepta. Je lui remis le billet en ayant soin d’écrire à mon banquier de ne pas l’acquitter. L’embargo ayant été levé aussitôt que le billet eut été livré, je m’empressai de sortir d’Angora et de la juridiction de ce malheureux kaïmakan ; mais pendant que cette affaire se brouillait et se débrouillait, il fallait passer le temps et prendre patience.

Le muphti de Tcherkess m’avait adressée à son ami le muphti d’Angora, personnage encore plus âgé et non moins respectable que le premier. Il était plus que centenaire, et possédait aussi de jeunes femmes et de très petits enfans. Ce digne homme avait perdu la vue depuis quelques années, et les derviches qu’il avait consultés avaient prononcé le mot de cataracte. Il voulut savoir ce que j’en pensais, car ma réputation en fait de science médicale est aussi bien établie en Asie que celle de M. Andral l’est à Paris. Je crus pouvoir lui donner quelque espoir, car je n’aperçus point de véritable cataracte, et je lui conseillai un traitement auquel il s’assujettit sans hésiter, et qui, dès les premiers jours, lui procura quelque soulagement. Cela suffit pour que le bon vieillard me prit très fort en amitié. Il envoyait tous les matins ses coadjuteurs savoir de mes nouvelles et se mettre à ma disposition pour toutes les courses et recherches que je voudrais faire. Entre autres distractions, ces dignes muphtis m’offrirent de visiter un couvent de derviches fort renommé, situé dans la ville même, et j’acceptai leur proposition avec empressement.

Ce nom de derviches revient souvent dans tous les contes orientaux et dans tous les ouvrages qui traitent de l’Orient et de ses mœurs ; mais, ou j’ai l’esprit bien mal fait, ou l’idée que l’on nous y donne de ces personnages est aussi inexacte qu’incomplète. Pour ce qui me concerne, je m’étais toujours représenté le derviche comme un moine mendiant musulman, un saint homme à sa manière, soumis à une règle plus ou moins austère, subordonné à des chefs faisant partie d’une hiérarchie sacerdotale, et remplissant certains devoirs de bienfaisance ou de sacrifice. Rien ne ressemble moins à un véritable derviche que ce personnage de fantaisie. Tout musulman peut se transformer sur l’heure en derviche, pourvu qu’il attache à son cou ou qu’il passe dans sa ceinture un talisman quelconque, une pierre recueillie sur le territoire de La Mecque, une feuille sèche tombée d’un arbre qui ombrage le tombeau d’un saint, ou telle autre chose qui lui plaira. À défaut de reliques, il peut adopter tout simplement un cornet à bouquin dans lequel il souffle à certaines heures du jour, ou bien un demi-cercle en fer monté sur un bâton destiné à soutenir sa tête pendant les courts instans qu’il est censé consacrer au repos, ce qui signifie que le saint homme s’est condamné à