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ingénieux peut-être, mais parfois d’une nature assez délicate. Ce choix de poètes étant destiné à l’enseignement, je serais curieux de savoir comment on s’y prendra pour expliquer aux enfans certains passages. On a beau dire, la lecture de l’Enéide, même celle du quatrième livre, ne présente pas les mêmes difficultés. — Je ne me dissimule pas du reste que l’appréciation de la valeur poétique et morale de telles œuvres doit varier naturellement selon le point de vue plus ou moins orthodoxe auquel le lecteur est placé par ses convictions ; aussi ai-je hâte de quitter ce sujet pour en venir à une question sur laquelle la discussion est possible, parce qu’elle dépend, non des croyances et de la manière de sentir de chacun, mais de certains faits positifs qu’il est possible de constater.

Dans son introduction, M. Clément est obligé de convenir que la plupart des poètes du moyen âge manquent souvent aux règles de la langue et de la versification, et il cherche à les justifier sur ce point. Selon lui, la langue latine, étant celle de l’église, est restée langue vivante, et comme telle, a dû subir de légitimes transformations. Les poètes chrétiens connaissaient fort bien les règles anciennes ; s’ils les ont violées, c’est sciemment, et pour obéir à de nouvelles règles fondées sur les transformations que le latin avait subies. Nous répondrons d’abord qu’on ne voit pas trop ce qu’ils ont gagné à s’accorder tant de licences. Ce qui parait en outre très contestable, c’est cette prétendue transformation régulière que M. Clément veut voir là où nous n’apercevons que des altérations involontaires, produit de l’ignorance. Il faut d’ailleurs distinguer ici la langue de la versification : il est bien évident que les poètes chrétiens, ayant de nouvelles idées à exprimer, ont dû, pour ces idées, inventer de nouveaux termes ; mais quelle nécessité religieuse y avait-il à faire brève une syllabe que Virgile avait faite longue, ou à diminuer par des licences répétées l’harmonie du vers hexamètre tel qu’il existait chez les Latins ? Une remarque que nous ne pouvons nous empêcher de faire, et qui prouverait que ces altérations de la langue et de la versification latines n’ont été ni si méthodiques ni si générales que le croit M. Clément, c’est que parmi ces poètes du moyen âge, à chaque époque il s’en trouve toujours quelques-uns qui écrivent et versifient assez correctement, c’est-à-dire selon les règles anciennes, tandis qu’à côté d’eux il en est d’autres qui multiplient les solécismes et les vers faux. N’en faut-il pas conclure que c’était toujours la même langue, l’ancienne langue, dont les règles étaient observées par ceux qui la savaient bien, violées par ceux qui la savaient mal ?

M. Clément s’est avisé d’un autre argument : « Les poètes chrétiens, dit-il, n’écrivaient pas pour se faire admirer de quelques érudits, mais pour donner au peuple des enseignemens utiles et salutaires. » Pour que cet argument eut quelque valeur, il faudrait prouver d’abord que le peuple pouvait les comprendre. Or la plupart des poètes édités par M. Clément écrivaient dans des pays et dans des temps où la langue latine n’était pas la langue populaire. En France, au VIe siècle, comme le montre M. Ampère, le gaulois était encore l’idiome vulgaire, et c’est tout au plus, dit à cette époque Sidoine Apollinaire, si la noblesse du pays commence à déposer la « croûte de l’élocution gauloise, » crustas celtici sermonis. Plus tard, après l’installation et la domination définitive des Barbares, le latin devint encore moins répandu. C’était