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qui prêtent à des comparaisons avec des poètes païens, de trouver parfois moins d’élévation morale chez le poète du moyen âge que chez celui de l’ancienne Rome. Voici, par exemple, un fragment de saint Columban ; c’est un tableau de la vieillesse que M. Clément déclare d’une grande vérité, et dont les vers lui semblent excellens. Or, dans ce passage, saint Columban se préoccupe uniquement des infirmités de la vieillesse, de ses infirmités physiques, perte de l’appétit et du sommeil, refroidissement du sang, etc. — Juvénal aussi, dans sa dixième satire, a fait un tableau de la vieillesse, et c’est surtout sur les misères morales de cet âge qu’insiste ce païen, perte de la mémoire et de l’intelligence, oubli des plus chères affections. Le vieillard ne reconnaît plus ses meilleurs amis, et plus il a vu tomber successivement autour de lui sa femme, ses enfans, tous ceux qu’il a aimés : « il vieillit en robe de deuil, c’est là le châtiment d’une vie trop longue. » De quel côté est donc ici la supériorité morale ?

Ce n’est pas sans quelque timidité que je risque ces observations, car M. Clément a lancé quelque part dans son livre un anathème un peu sévère contre, ceux qui ne partagent pas son enthousiasme pour les poètes latins du moyen âge. « Tout homme, dit-il, dont le sens est droit, dont l’âme est sensible à la vérité, dont le cœur n’a pas encore été complètement desséché par l’étude exclusive des auteurs païens, éprouvera une émotion profonde, et partagera l’enthousiasme qui anime nos poètes et qui donne à leur poésie tant de force et de vie. » Or, comme je suis bien obligé d’avouer que je n’éprouve pas toujours cette émotion profonde en lisant ce recueil, il s’ensuit que j’ai : 1o l’esprit faux, 2o une indifférence coupable pour la vérité, 3o une complète sécheresse de cœur. Cela est dur. Une chose pourtant me console, un peu, c’est que je crois admirer autant que possible la sublime poésie, du Dies irae et quelques autres hymnes, la plupart consacrées par l’église et insérées par M. Clément dans son recueil. Je trouve en outre dans Prudence plusieurs strophes d’une sensibilité gracieuse, surtout celle qu’on cite toujours : Salvete, flores martyrum. J’admire en quelques endroits saint Avit, qui, au milieu de sa poésie assez artificielle et d’une sonorité un peu creuse, a su trouver, avant Milton et sur le même sujet, de grandes images et d’énergiques accens ; enfin saint Bernard et Adam de Saint-Victor ont une onction qui pénètre les cœurs, — même ceux que la lecture de Virgile a « complètement desséchés. » À cela près toutefois, les autres poésies laborieusement réunies par M. Clément, fort intéressantes au point de vue de l’archéologie et de l’histoire, me semblent offrir en général une valeur poétique assez contestable. On est même surpris, après les avoir lues, que la foi ardente du moyen âge n’ait pas créé une poésie lyrique plus abondante et surtout plus simple. Les raffinemens du bel-esprit s’y mêlent perpétuellement aux inspirations d’une foi naïve. Je n’en citerai qu’un exemple ; c’est ce vers assez étrange au su jet de la naissance de Jésus-Christ : Patrem parit filia. Il commence une pièce attribuée à saint Bernard, et la même antithèse se retrouve ailleurs dans ce volume. La sainte Vierge, qui, en enfantant son créateur, se trouve, ainsi devenir « la mère de son père, » est une idée que les poètes du moyen âge caressent assez volontiers ; c’est là un sujet qui a le privilège de leur inspirer toute sorte de raffinemens, fort