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droits de l’imagination, du cœur et de la poésie elle-même ; occupons-nous de ce qui nous regarde particulièrement, de ce qui doit être la consolation de notre vie présente et l’espoir de nos destinées éternelles. » et l’auteur ajoute que saint Barthélémy et saint Jacques lui paraissent des héros de poèmes beaucoup plus intéressans que le pieux Énée. Cela est possible ; mais comme saint Barthélémy et saint Jacques n’ont pas encore trouvé leur Virgile, nous ne voyons pas ce que M. Clément prétend en conclure. Quant à la vérité dont les poètes chrétiens auraient eu le monopole exclusif, sans outrer ici dans l’examen de cette question, nous nous bornerons à remarquer qu’elle est tout à fait étrangère au but que se propose M. Clément. Cette vérité se trouve exprimée ailleurs et beaucoup mieux que dans les poètes inconnus exhumés par M. Clément. Qu’on l’aille chercher dans Polyeucte, dans Saint Genees, dans Athalie, ou mieux encore dans l’Évangile. Nous ne voyons pas ce que cette vérité gagne à être exposée en vers médiocres, qui ne lui servent certainement pas de recommandation. Juvencus par exemple a mis en vers l’Évangile. Après avoir rappelé que son poème était au moyen âge entre les mains des jeunes gens, M. Clément ajoute : « On pensait alors que l’Évangile ne saurait être lu trop souvent. » Fort bien ; mais pourquoi ne pas lire l’Évangile même, au lieu de recourir à la très médiocre traduction en vers qu’en a donnée Juvencus ? Notez que ce versificateur n’a guère fait qu’un centon composé de bouts de vers empruntés à Virgile, qu’il colle sur le texte de l’Évangile, altérant ainsi l’admirable simplicité du récit sacré. Il va jusqu’à copier des vers entiers de l’Enéide, se contentant de substituer Jésus-Christ ou saint Pierre à Turnus ou au roi Latinus. À peu près comme ces chrétiens des premiers âges qui sanctifiaient les statues païennes en les décapitant et en plaçant la tête de quelque saint sur les épaules d’un Jupiter ou d’un Mercure. Le procédé de Juvencus produit le plus singulier effet du monde sur l’esprit du lecteur qui a le malheur de connaître Virgile et de se rappeler les vers originaux.

En lisant les poètes chrétiens, ceux des premiers siècles surtout, il est aisé de voir qu’ils ne partageaient pas à l’égard des poètes païens les préventions de l’abbé Gaume ; ils les ont lus et les imitent le plus qu’ils peuvent, et pas toujours très habilement. Souvent ils emploient des expressions que leur foi seule devrait leur interdire. Ainsi saint Avit nous parle de l’olympe et de la volonté des dieux, et ce qu’il y a de plus bizarre, c’est que cette dernière expression est mise par lui dans la bouche de Dieu même parlant à Moïse : ce serait bien le moins que Jehovah fût orthodoxe dans son langage. Chez tel autre poète, un mot connu, emprunté aux souvenirs du paganisme, sera généreusement prêté à quelque chrétien. Ainsi Prudence, racontant la mort de saint Romain, met dans la bouche du martyr le mot stoïque d’Arria tendant à son mari le poignard dont elle vient de se frapper : Sic, Paete, non dolet ; allons, Paetus, ce n’est point douloureux. » Seulement Prudence a soin d’allonger cela en deux vers :

Si quaeris, ô praefecte, verum noscere,
Hoc omne, quidquid lancinamur, non dolet.

J’ai été surpris, je l’avoue, en lisant quelques passages de ce nouveau recueil