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concurrent redoutable, le fils de l’auteur du Mérite des Femmes, M. Legouvé, qui a lui-même des patronages actifs et puissans. On compte parmi les parrains de la candidature de M. Legouvé un ancien homme d’état qui a été longtemps au pouvoir, le plus fécond inventeur comique de notre siècle, et un historien de la poésie grecque, tous assez singulièrement associés.

Voilà donc l’Académie entre Lucrèce et Métier. Qui l’emportera ? Sera-ce Médée ? sera-ce Lucrèce ? Grande question ! Le public cependant, ce profanateur vulgus, qui, en littérature, comme en politique, se mêle, de tant de choses où il n’a que faire, le public pourrait bien se demander s’il est absolument nécessaire de choisir entre les deux, ce qu’il peut y avoir de vraiment sérieux dans une candidature comme celle de M. Legouvé, et si M. Ponsard lui-même est à la hauteur des fortunes qu’on lui promet. Ce n’est pas que nous ayons la pensée de nier les mérites de l’auteur de Lucrèce ; M. Ponsard est un talent estimable, solide, un peu compacte, qui écrase de temps à autre la langue sous son poids. S’il faut nommer la tragédie, rien n’est mieux assurément. Si l’Académie est embarrassée de trouver des poètes, n’y a-t-il point un autre talent, une autre inspiration, dans ce charmant et rare poème de Marie qui a justement fait la renommée de M. Brizeux, dans les vers pleins de souffle lyrique de M. de Laprade. S’il faut un inventeur délicat et émouvant, un routeur plein de grâce et d’habileté, n’y a-t-il point M. Jules Sandeau ? S’il faut un critique. M. Gustave Planche n’a-t-il pas quelques titres aux considérations de l’Académie ? C’est ainsi que pourrait peut-être parler le public, si le public avait la parole et exerçait quelque influence à l’Institut ; mais le public ne parle pas : la grande lutte académique sera tout entière entre M. Ponsard et M. Legouvé, et les lettres seront satisfaites, autant qu’elles peuvent l’être par une élection académique. Le malheur de telles combinaisons, c’est de n’avoir rien de littéraire par tous les petits ressorts qu’elles mettent en jeu, et de laisser parfaitement intactes toutes les questions qui touchent à la direction du développement intellectuel de notre temps.

La littérature autrefois avait ses routes tracées, ses formes fixes pour ainsi dire et invariables, ses cadres choisis, ses genres déterminés. Classée et réglée dans son développement, elle ne sortait point d’un certain ordre régulier et harmonieux, qui avait à coup sûr sa grandeur, comme la société même qui y trouvait son expression et son ornement. Elle est devenue aujourd’hui plus variée et plus ondoyante. Elle est, elle aussi, comme ces sociétés nouvelles, si profondément remuées, pleines de diffusion et d’élans vigoureux, de puissance et de faiblesse, d’incertitude et d’exubérance. L’art n’y a point toujours gagné au point de vue de la concentration et de la juste observation de certaines parties de l’âme humaine. Le champ s’est étendu, les aspects se sont multipliés ; les frontières elles-mêmes ont disparu entre les divers pays, ne laissant qu’un domaine immense à explorer pour toutes les intelligences curieuses. Il s’est formé une littérature d’un caractère au fond plus universel que local, qui n’a rien d’abstrait, qui consiste au contraire dans une sorte d’anatomie comparée des peuples, dans l’étude des rapports des mœurs, des races, des nationalités : bourdonnement vague et permanent de cette ruche de la civilisation, dont les nations sont les abeilles ! Peintures des coutumes populaires, descriptions de voyages, analyses de la vie morale