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et assez de fermeté pour essayer de la lui faire comprendre, pour résister à ses emportemens au lieu de s’y associer ou de les encourager, d’hommes enfin tels que le duc de Vicence ou le général Drouot, il n’aurait pas eu dans sa prison une plus grande et plus noble attitude. Je ne le pense pas. Son caractère impérieux se fût mal accommodé des conseils de modération qu’on eût voulu lui faire entendre dans les circonstances où il se trouvait placé ; il y aurait vu une sorte de révolte. Depuis longtemps, malheureusement pour lui, la docilité la plus absolue était la qualité qu’il appréciait le plus dans ses serviteurs, et des conseils trop opposés aux passions impétueuses dont il était agité lui seraient promptement devenus importuns. C’est d’ailleurs singulièrement méconnaître sa nature que de croire qu’il aurait pu s’habituer à l’existence passive à laquelle il était réduit. Le trait distinctif de Napoléon et des trois ou quatre grands hommes du premier ordre que l’histoire présente avec lui dans la série des siècles, ce qui a fait leur force irrésistible, ce qui les met hors de pair par rapport au reste de l’humanité, c’est moins encore la grandeur de leur intelligence et de leurs talens que la prodigieuse activité dont ils étaient doués. Les autres hommes, les plus énergiques même, épuisés par leurs travaux, sentent tôt ou tard le besoin du repos, et au milieu même de ces travaux ils en éprouvent d’avance le désir, ils y aspirent comme au but suprême de leurs efforts et de leurs sacrifices. Rien de semblable pour Napoléon et pour ses rares émules : l’action est en quelque sorte leur élément vital et nécessaire. De là vint, je le répète, la force incomparable dont il disposa longtemps, mais de là vint aussi sa chute si terrible et si prompte le jour où, se sentant toujours le même degré d’énergie et ne voyant pas qu’il avait lassé celle de la nation française plus encore peut-être qu’il n’avait épuisé ses ressources, il voulut persister dans ces entreprises gigantesques en dehors desquelles il semblait ne pouvoir plus exister. Croire qu’un tel homme aurait pu, avec ses souvenirs dévorans, se résigner à la prison dans l’exil, c’est, encore une fois, le méconnaître étrangement. Il n’y avait rien en lui du sage ni du philosophe. Ses immenses facultés étaient toutes tournées vers l’action ; faute d’emploi, elles devaient retomber sur lui-même et l’écraser. Ce n’est pas avec nos organisations vulgaires, si promptes à se fatiguer, si faciles à la distraction, que nous pouvons nous faire une idée, même approximative, des tourmens du géant enchaîné. Pour tout autre, Sainte-Hélène eût été une dure prison ; pour lui, ce devait être un enfer véritable, quoi qu’on eût pu faire pour adoucir sa captivité.


L. DE VIEL-CASTEL.