Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/319

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profonde contre sir Hudson Lowe. Tous semblaient éprouver quelque adoucissement à leurs maux en entretenant l’exaspération de Napoléon au lieu de s’efforcer de la calmer. Seulement, suivant la différence de leur caractère et de leur tempérament, tel d’entre eux, plus franc, plus simple d’esprit et de mœurs, ne cédait, en se livrant à de violens emportemens, qu’à un sentiment d’irritation bien naturel dans la position où il se trouvait ; tel autre, dominé par sa vanité, paraissait chercher avant tout, dans les plaintes déclamatoires auxquelles il s’abandonnait, un moyen d’exhausser le piédestal de la statue qu’il s’élevait à lui-même à côté du grand empereur ; tel autre encore, plus porté à l’intrigue et à la dissimulation, trouvait évidemment un secret plaisir à se rendre, entre Napoléon et le gouverneur, l’intermédiaire de négociations tortueuses qui aboutissaient rarement à un résultat satisfaisant. Quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis leur arrivée au lieu de leur relégation, que déjà ils ne pouvaient plus cacher la lassitude insupportable qu’ils éprouvaient d’une telle existence, et leur disposition à saisir toute occasion honorable ou spécieuse d’y mettre un terme.

La haine qu’on exprimait avec tant de vivacité dans cette triste cour de Longwood contre la politique et les agens de l’Angleterre était sincère, je n’ai pas besoin de le répéter ; elle trouvait dans les positions respectives comme dans les souvenirs du passé une explication plus que suffisante. Il est pourtant certain qu’il se mêlait une part de calcul aux expressions violentes par lesquelles elle se manifestait, et que les accusations exagérées dont le ministère anglais et surtout sir Hudson Lowe étaient assaillis tenaient à un plan de conduite qu’il faut expliquer avec quelque détail.

Napoléon, quelle que fut la profondeur de sa chute, n’avait pas la conviction que sa carrière politique fût entièrement terminée. L’espoir de quitter un jour Sainte-Hélène ne s’éteignit jamais absolument en lui. Ce n’est pas qu’il paraisse avoir beaucoup compté sur une évasion clandestine, dont le projet fut, dit-on, formé à plusieurs reprises par ses partisans dévoués, et qui aurait eu lieu à bord de quelque bâtiment expédié des États-Unis ou du Brésil ; c’était sur d’autres prévisions qu’il fondait ses rêves d’avenir. Il pensait que le nouvel ordre de choses établi en France ne pourrait s’y soutenir, que l’opinion lui redeviendrait favorable, et qu’un jour on serait forcé de le rappeler, parce qu’on reconnaîtrait que seul il avait la force de gouverner ce pays. Méconnaissant le caractère de la nation anglaise et le génie de ses institutions, il s’exagérait l’importance des agressions passionnées dirigées dans le parlement et dans les journaux contre le ministère tory ; il se persuadait que ce ministère y succomberait avant peu, et que celui qui le remplacerait, choisi dans les rangs du parti whig, qui blâmait si énergiquement les rigueurs de la prison de