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Lowe ne gênait en rien ces entrevues ; croyant très sincèrement que sa conduite ne donnait lieu à aucune accusation fondée et que Napoléon était traité avec tous les ménagemens que permettait la prudence et qu’autorisaient ses instructions, il pensait avoir tout à gagner à ce que des personnes dignes de foi pussent rendre témoignage de sa situation. Parfois aussi il espérait que tel de ces voyageurs éminens lord Amherst par exemple, pourrait inspirer quelque confiance à Napoléon, lui faire entendre raison et devenir l’instrument d’un rapprochement désirable pour tout le monde. Lord Balhurst voyait ces entrevues d’un tout autre œil : il eût voulu qu’on y mit des restrictions, son esprit soupçonneux ne les jugeant pas exemptes d’inconvéniens et de dangers. S’il ne les prohibait pas d’une manière absolue, ce n’était pas par égard pour Napoléon, ce n’était pas pour ménager quelques distractions à son douloureux exil. Voici l’étrange raison qu’il donnait à sir Hudson Lowe de sa tolérance : « Il serait dur et il paraîtrait suspect de ne pas accorder satisfaction à la curiosité qu’on éprouve naturellement de voir un homme aussi extraordinaire. »

Sauf ces rares exceptions, Napoléon se trouvait donc réduit à la société du petit nombre de serviteurs qui avaient voulu partager son exil. Il leur dictait ses mémoires, il se faisait aider par eux dans les recherches nécessaires à la préparation de ces précieux travaux, et en cela leur concours lui était sans doute fort utile ; mais ce n’était pas dans ses entretiens avec eux qu’il pouvait puiser les consolations et la force morale dont il aurait eu besoin pour supporter dignement son infortune. J’aborde un sujet délicat. J’ai à parler d’hommes qui ont à peine cessé de vivre, et dont il ne serait ni convenable ni généreux de scruter la conduite avec trop de rigueur. Pour la plupart, c’était sans doute un noble dévouement qui les avait décidés à suivre leur ancien maître, lorsqu’il s’était vu abandonné par la fortune : mais l’épreuve qu’ils avaient acceptée se trouva au-dessus de leurs forces, et plusieurs donnèrent lieu de penser que des motifs personnels avaient eu aussi une grande part à leur détermination. Bientôt aigris par les privations, par les souffrances de toute nature que leur infligeait ce lointain exil, on les vit chercher à s’en distraire par des moyens qui ne pouvaient qu’augmenter leur malheur et celui de Napoléon. Les jalousies, les susceptibilités d’une cour où l’on se dispute la faveur du prince, ne tardèrent pas à éclater dans cette prison ; d’irréconciliables inimitiés s’y déclarèrent, on en vint jusqu’à se provoquer en duel. À l’exception d’un seul, qui, persécuté par ses compagnons et tombé dans la disgrâce de l’empereur, eut le tort de se laisser entraîner par son dépit à des relations trop intimes et trop confidentielles avec les autorités anglaises, tous ces infortunés s’accordaient d’ailleurs en un point, — une irritation