Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

données par le secrétaire d’état des colonies, lord Bathurst, tant à sir Hudson Lowe lui-même qu’à l’amiral sir George Cockburn, chargé avant son arrivée du commandement de Sainte-Hélène, où il avait conduit Napoléon. Aux termes de ces instructions, renouvelées dans une forme presque identique toutes les fois que l’occasion s’en présentait, les rigueurs de la captivité du général Bonaparte, comme on affectait de l’appeler, ne devaient pas dépasser la mesure absolument exigée par la nécessité de s’assurer de sa personne ; toutes les facilités compatibles avec cette nécessité devaient lui être accordées. Malheureusement cette recommandation vague et générale n’était autre chose qu’un de ces lieux-communs d’humanité et de modération que l’on manque rarement de proclamer aux époques des plus grandes sévérités ; elle ne pouvait exercer beaucoup d’influence sur les procédés du gouverneur de Sainte-Hélène, alors que ces mêmes instructions lui rappelaient à chaque page que le premier de ses devoirs, celui auquel toute autre considération devait être subordonnée, c’était de rendre impossibles, non-seulement l’évasion du prisonnier, mais ses libres communications avec qui que ce fût en dehors du cercle de ses compagnons de captivité, alors qu’on s’attachait avant tout à lui présenter sous un aspect effrayant les conséquences que pourrait entraîner le moindre relâchement de la surveillance et la grave responsabilité qu’elles feraient peser sur lui.

Pour expliquer, je ne dis pas pour excuser complètement l’esprit qui présida à la rédaction de ces instructions, qui en caractérisa le développement et l’application, il importe de revenir sur ce que j’ai déjà indiqué de l’irritation presque universelle qui régnait alors contre Napoléon.

Les guerres prodigieuses, les succès inouis de l’empereur, l’abus orgueilleux qu’il en avait fait, les revers non moins inouis dont ils avaient été suivis, avaient infligé successivement à toutes les nations de l’Europe d’effroyables calamités. Les peuples et les souverains, également opprimés, s’étaient trouvés réunis contre Napoléon dans un sentiment commun d’exaspération et de vengeance, et ce sentiment, exalté encore par la terreur qu’il ne cessait de leur inspirer du fond même de sa prison, ne leur laissait pour ainsi dire pas, dans tout ce qui avait rapport à leur ancien dominateur, le libre usage de leur jugement. Encore effrayés du souvenir de sa puissance, si longtemps irrésistible, et craignant de la voir renaître, ils trouvaient à peine un motif suffisant de sécurité dans les vastes mers qui le séparaient de l’Europe, dans les précautions accumulées pour l’empêcher de sortir du lieu de son exil. Ne pouvant, ne voulant pas attenter à son existence physique, ils eussent désiré le tuer moralement pour effacer un passé qui ne leur rappelait pas seulement de grandes souffrances, mais des erreurs, des humiliations