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sauf le petit nombre d’hommes qui, à cette époque, portaient encore au grand vaincu un attachement fanatique et enthousiaste, il y avait alors un sentiment, un intérêt unique qui dominait toute autre considération, — l’épuisement, la fatigue physique et morale résultant de vingt-cinq années de guerres et de révolutions telles que le monde moderne n’en avait jamais vu, le besoin absolu de repos, et la conviction que ce repos ne serait jamais garanti tant que l’empereur déchu conserverait la liberté doses mouvemens, tant qu’il ne serait pas placé dans l’impossibilité absolue de soulever encore une fois par sa présence les héroïques soldats dont il restait l’idole. Ce fut son malheur, comme c’est sa grandeur et sa gloire, que seul contre le monde il parut assez redoutable pour que son exil et sa prison pussent à peine suffire à rassurer les gouvernemens et les peuples.

Dans l’antiquité, au moyen âge, le sort d’un tel captif n’eût pas été douteux : on n’eût pas hésité à sacrifier sa vie au repos du monde. Les mœurs modernes n’admettent pas un semblable moyen de salut public, et si la pensée s’en présenta à quelques esprits farouches, elle fut heureusement écartée. Il fallait cependant que Napoléon restât prisonnier, et cela même ne suffisait pas. S’il eût été détenu soit en Angleterre, soit sur un point quelconque du continent, ou même dans quelque grande colonie que son importance n’eût pas permis de soumettre aux précautions minutieuses et aux exigences du régime militaire, il eût été bien difficile de le placer dans l’état d’isolement et de surveillance qui pouvait seul donner des garanties efficaces contre la possibilité d’une évasion, contre des communications dangereuses entre lui et ses partisans. Pour échapper à ce péril, on eût été réduit à la nécessité de l’enfermer étroitement, de faire subir à ce souverain détrôné, à cet homme dont la vie entière n’avait été qu’action et mouvement, les tortures d’un véritable cachot. Dans la disposition où étaient alors les esprits, peut-être ne se fussent-ils pas révoltés, de prime abord, contre une telle barbarie ; mais l’humanité n’eût pas tardé à reprendre ses droits, et Napoléon, traité comme un malfaiteur, entouré du prestige que l’excès de l’infortune donne à la gloire et au génie, se serait bientôt présenté aux imaginations sous un aspect qui eût pu leur donner un dangereux ébranlement. On peut en juger par l’effet qu’a produit, quelques années après, sur beaucoup d’esprits le traitement bien moins dur pourtant qu’on lui a fait subir.

Je viens de résumer les considérations qui dirigèrent le gouvernement anglais dans le choix auquel il crut devoir s’arrêter pour la résidence du héros vaincu. On a beaucoup parlé des inconvéniens du climat de Sainte-Hélène, et il en présente en effet ; mais des informations puisées à des sources non suspectes autorisaient le gouvernement anglais à penser que cette petite île réunissait aux conditions