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le nombre, qui ne doit pas être la règle unique, reprend une grande importance, et qu’il est sage de donner à tout gouvernement, libre la plus large base électorale qu’admette la raison. Cette considération doit être limitée par la précédente, qui veut qu’on exige de l’électeur une certaine garantie de discernement, d’expérience, d’indépendance. Cette garantie est difficile à déterminer et dépend de la société sur laquelle on opère. Le revenu ou la profession, la propriété ou le cens, — c’est en général entre ces quatre signes de l’aptitude à élire, de ce que Montesquieu appelle la suffisance, que se fixe le choix du législateur. La garantie et le nombre sont les deux élémens à combiner, et voilà plusieurs milliers d’années que le grand publiciste de l’antiquité prononçait qu’il fallait donner au cens la base la plus large, le nombre des hommes qui participant au gouvernement devant être plus grand que celui des hommes qui ne sont que gouvernés. Cette règle d’Aristote est encore un terme idéal que dans la plupart des cas il est bien difficile d’atteindre.

Ces idées ne diffèrent pas substantiellement de celles de M. Greg. Il exprime sa théorie de la représentation en disant que ce ne sont pas les nombres, mais les classes qui sont représentées. Par là il écarte tous les systèmes purement démocratiques de réforme électorale. Tous ils sont fondés sur le droit absolu du nombre. Or, en toute société, ceux qui vivent d’un travail journalier sont dans une telle supériorité numérique par rapport aux autres classes de la population, que, s’ils sont admis à l’élection sans précaution, l’élection leur appartient ou peut leur appartenir exclusivement. Or ne craignons pas de citer encore Aristote, regardé comme le plus démocrate des publicistes de l’antiquité. Elle est de lui, cette distinction profonde : « La démocratie est le gouvernement où prévaut l’intérêt des pauvres ; la république, le gouvernement où prévaut l’intérêt général. » Toute réforme qui aurait pour but ou pour chance d’attribuer au grand nombre et à l’esprit présumé du grand nombre une prépondérance toute puissante serait une faute à la fois contre la justice et la politique. Je parle de chance seulement, car il n’est pas certain que le grand nombre se prononce dans un sens exclusivement démocratique : les faits bien étudiés laissent à cet égard bien des doutes ; mais enfin c’est une force irrésistible que l’on met en mouvement, et il peut y avoir un moment où une passion unique s’en empare et la dirige. M. Greg a donc toute raison de ne pas vouloir que la société coure un pareil risque, et de ne faire à chaque élément social qu’une part limitée. Voici son plan. Il faut introduire dans l’enceinte électorale, non pas la masse, mais l’élite des populations ouvrières. Aujourd’hui qu’un ouvrier possède ou occupe à titre d’usufruitier, de fermier, etc., un domaine d’un certain revenu dans un comté, ou dépense