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lui semblait saisir le vague souvenir d’un passé plus calme qui le poursuivait comme un regret, et aussi l’espérance d’un avenir meilleur. L’homme a si grand besoin du bonheur, qu’il ne renonce jamais à le poursuivre, même aux heures de désespoir. Imbu de la doctrine des naissances successives, l’Hindou, quand il souffre, se réfugie tranquillement et avec joie dans la mort : pour lui, ce n’est que recommencer une partie perdue avec des chances moins défavorables. Dindigal, fatigué de lutter contre un mauvais sort, subissait l’influence de ces doctrines désolantes qui énervent l’esprit et dessèchent l’âme. Tirant de sa ceinture le couteau que les pêcheurs portent toujours avec eux, il cherchait un coin dans lequel il put se cacher après s’être frappé mortellement et expirer comme un chien loin du regard des hommes. À ce moment, un bras nerveux lui prit le poignet : c’était son frère Bettalou, qui s’était mis sur ses traces et venait enfin de le retrouver. — Que vas-tu faire, Dindigal ? dit Bettalou ; qui veux-tu tuer ?

— Moi-même, répliqua Dindigal ; un coup de couteau dans la poitrine, et je ne suis plus Makoua…

— Et si tu devenais quelque chose de pire encore ? Il y a des êtres plus vils que des parias… Viens, viens par ici !

Dindigal n’avait jamais pu se soustraire à l’ascendant que son frère exerçait sur lui. Il se laissa donc entraîner par Bettalou, qui le conduisit vers une touffe de bambous dont les jeunes pousses formaient un épais fourré. Autour de ce lieu retiré et solitaire, les milans planaient en tournoyant, et les vautours noirs posés sur les arbres voisins allongeaient vers le sol leur cou dénudé.

— Tiens ! dit Betlalou, voilà ce que je viens de découvrir ; regarde ! Se penchant sur la terre, Dindigal aperçut un homme presque nu, la poitrine ouverte par une large blessure et couvert de sang, qui rendait le dernier soupir. Ses yeux ternes s’entr’ouvraient par instans ; ses mains crispées s’accrochaient aux tiges de bambou qui se repliaient sur lui. Par un suprême effort, le moribond tournait la tête comme pour cacher son agonie aux deux Makouas.

— Voudrais-tu être à la place de cet homme ? reprit Bettalou. Les oiseaux de proie sont impatiens de le dévorer, et cette nuit les chacals vont hurler de joie en se disputant les lambeaux de sa chair.

Dindigal épouvanté se détourna avec horreur et ne répondit rien. La vie, qu’il dédaignait quelques minutes auparavant, lui semblait moins insupportable en face d’une pareille mort. Il frissonnait comme s’il eut senti dans sa poitrine la pointe du couteau qu’il avait tenté d’y enfoncer. L’homme qui gisait devant les deux pêcheurs ferma les yeux ; ses traits se contractèrent, ses mains s’ouvrirent, et la pièce de cotonnade rouge qui entourait son front se délia par le dernier mouvement qu’il fit en expirant. Bettalou vit