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schellingue se mirent à pousser leurs cris accoutumes ; la barque, emportée par la violence du flot, bondit par-dessus la croie écumeuse qui s’enroulait avec fracas, puis retomba comme si elle eût plongé dans le sillon creusé par le retrait de la vague. À ce moment, une seconde boule heurta la poupe de la schellingue, qui se trouva inondée dans toute sa longueur. L’esquif se releva péniblement, à moitié submergé ; les rameurs, qui avaient un instant perdu l’équilibre, reprenaient leurs avirons, et le vieux cossever, rappelé à la réalité de l’existence par ce plongeon inattendu, se redressait avec épouvante, les yeux hagards, les bras tendus. Il cherchait sa fille, que la vague venait d’entraîner en passant.

Palaça était sauvée cependant. La même vague qui déferlait sur la schellingue avait si rudement ballotté le catimaron, que les deux rameurs, se voyant près d’être balayés par le flot, s’étaient jetés à la nage. Agile comme un dauphin, Dindigal s’est avancé à grandes brasses vers la jeune fille, qui flotte encore, soutenue par ses vêtemens. Il la relève, la porte sur ses épaules, et rejoint ainsi le radeau, tandis que son compagnon nage vers la schellingue.

— Ma fille ! où est ma fille ? criait le vieux cossever. Cent roupies à qui me rend ma fille !… La voyez-vous, vous autres ?

— Tenez-vous donc tranquille, répondit froidement le patron de la barque ; on vous la retrouvera.

— Dindigal est un imbécile, dit à son tour l’autre rameur du catimaron, qui se cramponnait au bord de la schellingue ? il s’y est mal pris. Le vieux sait bien que sa fille est en sûreté : voilà pourquoi il ne promet que cent roupies… Ah ! si j’avais été à la place de Dindigal, j’aurais tenu la petite sous l’eau plus longtemps que cela, pour arracher au père le double de cette somme !…

Comme il parlait ainsi, la vague poussa sur le rivage la barque à moitié pleine d’eau. Les rameurs, ayant sauté sur le sable, la tirèrent, à grand renfort de bras, hors de l’atteinte de la mer. À quelque distance du bord, Dindigal, à genoux sur le catimaron, soutenait entre ses bras la jeune fille et se laissait aller au balancement du flot. Palaça, presque évanouie, entr’ouvrait les yeux, regardant avec angoisse le Makoua penché sur elle. Il lui semblait qu’un tourbillon l’avait enlevée dans les airs ; elle se croyait portée sur un nuage par un être puissant et redoutable qui l’entraînait à travers l’espace. Quand le catimaron heurta la terre à son tour, Palaça fit un mouvement pour échapper aux bras du pêcheur. Dindigal tressaillit comme s’il se fût éveillé d’un rêve. Il comprenait bien qu’il inspirait à la fille du cossever une terreur mêlée de dégoût, à cause de l’abjection de sa caste. Après avoir serré contre son cœur avec une douloureuse tristesse la gracieuse enfant sauvée par lui et si pressée de le fuir, il la déposa sur le rivage et se cacha dans la foule.