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passa à travers un flot d’écume et tomba dans un sillon profond au-dessus duquel la seconde vague se dressait en grondant. Debout à la poupe, le patron donna l’ordre de ramer en arrière, doucement, à petits coups ; puis, quand la montagne liquide retomba sur elle-même, comme cédant à son propre poids, il fit signe d’avancer. La barque, reprenant sa marche, coupa en travers la masse d’eau qui se brisait avec un fracas effroyable. La troisième vague, plus haute et plus furieuse que les deux autres, fut attaquée avec la même prudence et passée avec le même succès ; seulement elle inonda d’un déluge d’eau salée la grosse schellingue, qui resta une seconde toute droite comme un cheval qui se cabre, pour s’abattre ensuite à plat sur le flot. Le choc que lui fit éprouver cette chute l’ébranla dans toute sa membrure. Allongés sur leur catimaron, les deux Makouas, Dindigal et son compagnon, imitèrent les mouvemens de la schellingue, et surmontèrent les mêmes obstacles avec moins d’efforts. Quand le flot s’abattait sur eux, ils s’accrochaient aux madriers du radeau et courbaient la tête. Une fois que la barre fut derrière eux, les mariniers de la schellingue, qui n’avaient plus qu’à ramer sur une mer chipoteuse, se remirent à causer gaiement, Un quart d’heure après, ils abordaient, en compagnie du catimaron, le navire choulia, qui pliait lentement ses voiles étroites, déchirées en maints endroits. Les Bengalis qui formaient l’équipage montaient sur les mâts avec une extrême légèreté, gazouillant tous à la fois comme des hirondelles : la voix si douce des habitans des bords du Gange ressemble au murmure des petits oiseaux.

Quand le bâtiment eut jeté l’ancre, deux passagers seulement parurent sur le pont, le cossever et sa fille. Dindigal tenait en main la corde qui liait le catimaron au navire ; à la levée de la vague, il se trouvait donc au niveau du tillac. Quand ses regards tombèrent sur Palaça, peu s’en fallut qu’il ne laissât échapper un cri. Son compagnon, assis à l’extrémité opposée du radeau, fumait paisiblement un gourgouli[1] que les matelots du bâtiment lui avaient fait passer. La vague le mouillait incessamment, mais il n’y prenait pas garde, tant il en avait l’habitude et tant il éprouvait de satisfaction à humer la fumée enivrante du bhang.

— Tiens, dit-il à Dindigal en le lui présentant à deux mains, à ton tour. Tu n’as jamais rien fumé de meilleur… Eh bien ! prends donc !

Dindigal secoua la tête sans répondre ; son compagnon se leva et parcourut des yeux le pont du bâtiment, puis, apercevant le cossever qui s’appuyait sur le bord et regardait la mer : — Eh ! dit-il tout

  1. Espèce de narguilé fait d’une noix de coco avec une tige de bambou pour tuyau, et dont on se sert au Bengale pour fumer la graine du chanvre [cannabis saliva), vulgairement appelée bhang.