Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/242

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profite du mauvais état de notre maison pour prendre connaissance des localités…

— Il a l’air bien inoffensif, répliqua Palaça, et elle portait la main à son front, indiquant par un geste ce qu’elle ne voulait pas exprimer par des paroles.

— Que veux-tu dire ? reprit le cossever. Ah ! j’entends, tu dis que c’est un fou ; il y en a de dangereux, mon enfant, et je veux qu’il sorte d’ici… Holà ! eh ! jeune homme !…

Dindigal fut bien obligé de regarder en face le potier, mais la figure du Makoua était si barbouillée de vase, que le vieillard ne le reconnut pas. Il n’en fut pas de même de Palaça ; la jeune fille, un peu rassurée, mais surprise encore, leva un regard de douce pitié sur le pauvre pêcheur. C’était tout ce que Dindigal pouvait attendre d’elle et plus qu’il n’espérait.

— Jeune homme, continua le cossever, je n’ai nul besoin de vos services ; vous entendez ?

Dindigal demeura immobile, comme si une force irrésistible l’eût enchaîné auprès de Palaça.

— Faut-il te dire de t’en aller ? reprit le cossever d’un ton d’impatience. En vérité, cet homme-là est fou ; tu avais raison, Palaça.

En entendant ces derniers mots, Dindigal n’hésita plus à se retirer. Il se redressa l’œil enflammé, les narines gonflées par la colère, et bondit comme un cerf blessé en sautant par-dessus la haie du jardin. La fierté, qui n’abandonne jamais tout à fait le cœur de l’homme, même le cœur du paria, s’éveilla en lui. Arrachant de sa ceinture une petite fleur rose qu’il avait cueillie à la dérobée sur une tige de bohinia, dans le jardin du cossever, Dindigal la foula aux pieds, puis se mit à marcher vers la mer. Le soir venait, et le calme se rétablissait dans la nature troublée par le passage de l’ouragan. À mesure que l’obscurité se répandait autour de lui, la douleur du pauvre Makoua, sans rien perdre de son intensité, se changeait en un attendrissement inexprimable. Suffoqué par la honte, furieux à l’idée que Palaça avait eu pitié de lui seulement parce qu’elle le croyait fou, il s’était livré à la vivacité de ses emportemens ; mais bientôt, accablé par une angoisse qu’il ne pouvait vaincre, il se sentit défaillir et se prit à pleurer si abondamment, qu’il crut avoir perdu la tête pour tout de bon. La raison de l’homme tient à si peu de chose, qu’en certains momens elle lui échappe, et semble s’éteindre comme la lampe qu’un souffle trop violent a subitement assaillie.

D’un côté, Dindigal regagnait sa demeure, agité de mille pensées amères ; de l’autre, son frère Bettalou, satisfait de sa journée, suivait le bord de la mer, s’arrêtant à chaque pas pour examiner avec soin les débris plus ou moins informes que la vague jetait sur la