Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même projectile pour le lancer à la tête de l’animal ; viens donc ici ! descends dans la rue, et nous verrons si je ne saurai pas bien te tordre le cou. Réponds-moi au lieu de remuer tes mâchoires… Qu’est-ce qu’une divinité à quatre pattes qui ne sait pas articuler une parole ?…

La colère du Makoua, longtemps contenue, éclatait enfin, et il l’exprimait par les apostrophes violentes que le peuple de l’Inde, en ses accès d’emportemens, adresse volontiers aux élémens, aux animaux et aux idoles. Toutefois de pareilles invectives et des attaques dirigées contre un animal sacré, abrité sous le toit d’un brahmane, excitèrent les murmures de la foule, qui aurait fait un mauvais parti à Dindigal, si son frère ne l’eût entraîné loin de là. Épouvanté de sa propre audace, Dindigal se mit à fuir au plus vite. Pareils à deux malfaiteurs, les Makouas coururent sans s’arrêter jusqu’au bord de la mer en trottant d’un pas régulier, les coudes en arrière, la poitrine tendue.

— Tu es fou, dit Bettalou à son frère ; à quel propos vas-tu ainsi ameuter contre nous ces gens de haute caste qui nous méprisent comme des chiens ?

— Tout le monde m’en veut, répondit Dindigal : les hommes me repoussent, les dieux et les bêtes m’insultent et me menacent.

— Tu attireras sur toi des malheurs, reprit Bettalou.

— Et qu’est-ce que cela te fait si tu dois être plus heureux ? répliqua Dindigal. Ce que veut le destin, il l’écrit sur la pierre, et personne ne peut l’effacer.


II

Il était tard lorsque les deux Makouas, un peu fatigués d’avoir longtemps couru, arrivèrent auprès de la cabane qu’ils habitaient au bord de la mer, derrière le fort Saint-George. Bettalou dormit d’un doux sommeil, bercé par une vague espérance ; il ne pouvait s’empêcher de croire à un avenir plus prospère. Dindigal au contraire passa la nuit dans une grande agitation. Depuis le jour où il avait levé les yeux sur la fille du cossever, à laquelle sa misérable condition de paria lui défendait de prétendre, un violent chagrin troublait son esprit. Il éprouvait une secrète envie contre tout ce qui s’élevait au-dessus de lui et devenait jaloux de son frère, qu’un naturel plus gai et une humeur plus égale soutenaient dans les épreuves de la vie. Le lendemain, avant que le soleil parût sur l’horizon, Bettalou s’éveilla frais et dispos.

— Le ciel est déjà rouge, Dindigal, dit-il à son frère, qui demeurait immobile en un coin de la cabane ; partons, parlons. Il n’y a pas