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l’argile. — D’un tour de main, il lança de nouveau sa roue à toute vitesse, et continua comme s’il se fût parlé à lui-même : « Les cossevers prennent rang bien au-dessus des travailleurs qui labourent la terre et gardent les troupeaux ; ils ont donné jadis des rois au Maissour… Sans nous, les brahmanes ne pourraient faire leurs ablutions, et la mère de famille serait bien en peine de cuire son riz. » Puis tout à coup, apercevant le pêcheur caché au fond du jardin, il cria à haute voix : — Holà ! Makoua ! la corneille et le milan ne perchent point sur la même branche. Va dormir plus loin si tu es las, et ne te montre pas de si tôt par ici !

Le pêcheur n’avait pas attendu la fin de la phrase pour se remettre en marche. Comme le chien troublé dans son sommeil par la pierre que lui jette un passant se secoue, tourne la tête et prend sa course, ainsi le Makoua, arraché à sa contemplation, s’esquiva par les sentiers poudreux. À la tombée du jour, il avait vendu son poisson et se rapprochait de Madras, où son frère, pêcheur comme lui, devait le rejoindre après avoir parcouru les environs de la ville dans une direction opposée. Les deux Makouas s’étaient donné rendez-vous sur une grande place située à l’extrémité des quartiers les plus populeux, et fréquentée par toute sorte de bateleurs. Plusieurs groupes se formaient déjà autour des chanteurs et des jongleurs ; mais il y en avait un surtout qui se composait d’un cercle très nombreux de curieux et d’oisifs : il s’agissait de voir un gentil petit bœuf du Malabar, au dos bossu, aux cornes droites et effilées, exécuter des tours d’adresse et répondre à sa manière aux questions de son maître. Celui-ci paraissait appartenir à la tribu des Lambadys, qui sont marchands de sel en temps de paix et brigands en temps de guerre ; sa face plate et osseuse, d’un noir foncé, et son regard impudent contrastaient étrangement avec la peau blanche et la bénigne figure de la bête qui lui servait à gagner sa vie. Le Lambady parlait avec la volubilité et l’emphase particulières à tous les gens qui veulent faire impression sur le public ; dans sa main gauche, il tenait un petit tambour sur lequel il frappait de temps à autre un coup rapide ou prolongé, suivant qu’il avait à marquer les points ou les virgules de son discours.

Lorsque le bateleur eut débité bien des impertinences, il plaça devant lui un guéridon solide, mais fort étroit ; puis, s’adressant à son bœuf : — Nandi, lui dit-il, vous allez monter sur cette table et tourner lentement en saluant les dieux, au nombre de huit, qui président aux divers points de l’horizon. Voyons, Nandi, montez… — Au roulement que son maître exécutait en allant toujours crescendo, le bœuf se dressa sur ses deux pieds de derrière, posa ceux de devant sur le guéridon, puis les réunit tous les quatre de manière à prendre