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la cherche à tâtons, et souvent même ne réussit pas à la rencontrer. Il se contente alors de rimes plus ou moins riches ; mais les rimes les plus sonores, celles même qui portent sur plusieurs syllabes, ne sauraient remplacer les images, c’est-à-dire la forme vivante de la poésie. On a dit que Jean Racine et André Chénier pratiquaient ce procédé, et l’on invoque à l’appui de cette opinion les ébauches en prose trouvées dans les cartons de ces deux écrivains ; mais ces ébauchée sont plutôt des programmes que des ébauches proprement dites. Jean Racine et André Chénier esquissaient en quelques lignes les projets dont ils ajournaient l’exécution ; ils se gardaient bien d’indiquer les développemens de leur pensée, de telle sorte qu’ils les retrouvaient à l’état naissant, et rentraient ainsi dans les conditions légitimes, dans les conditions nécessaires de la création poétique. Or je crois que M. Legouvé n’a pas procédé de cette manière. Il a écrit en prose tout ce qu’il voulait dire en vers ; l’heure venue de trouver pour sa pensée des images et des rimes, il a trouvé des rimes et n’a pas trouvé d’images.

C’est pourquoi les personnages de sa tragédie, qui expriment généralement des idées vraies, des sentimens puisés dans la nature humaine, que le goût avoue, que le cœur embrasse volontiers, ne parlent pas la langue des temps héroïques, ni même la langue poétique : c’est un inconvénient grave qu’il convient de signaler. Sans doute je préfère des idées et des sentimens vrais à des images brillantes qui ne parlent ni à l’intelligence, ni au cœur ; mais pour réaliser l’idéal poétique, il faut réunir et combiner ces deux choses : l’idée qui s’adresse à l’intelligence, l’image qui s’adresse à la fantaisie, et qui rend l’émotion plus vive et plus profonde. J’ai lieu de croire que M. Legouvé n’ignore pas la nécessité de l’alliance dont je parle, car, quelle que soit l’opinion que l’on adopte à l’égard de son talent, il faut reconnaître en lui un des écrivains les plus consciencieux de notre temps ; malheureusement il se laisse égarer par l’amour de la vérité, égarement assez rare de nos jours ; pour demeurer vrai, il oublie d’être poétique.

J’en ai dit assez pour montrer toute l’estime que m’inspire sa tragédie, toute la sympathie que je ressens pour sa tentative. Si je n’attribuais aucune importance à Médée, je n’aurais pas pris la peine de la soumettre à l’épreuve de l’histoire, de la philosophie et de la discussion technique. La sévérité de mes conclusions ne saurait être prise pour une condamnation absolue. Animé d’excellentes intentions, M. Legouvé n’a pas réussi à les réaliser ; toutefois je n’entends pas contester l’excellence de ses intentions. Il a voulu interpréter l’antiquité ; c’est un droit que la raison ne peut refuser aux poètes. Il s’est mépris dans cette interprétation, je le crois du moins. Il a fait de la fille d’Aètes, de la fille malade d’amour qui décide les filles de Pélias à égorger leur père IJOUr rendre à Jason le trône d’Iolcos, une femme de nos jours, presque une bourgeoise. C’est une erreur sans doute ; mais pour se tromper ainsi, il faut aimer passionnément l’étude et l’art dramatique.


GUSTAVE PLANCHE.