Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout, et qu’entretenaient par leur difficulté même les grandes et curieuses questions que le crédit foncier soulève à chaque pas ; mais là aussi il trouva des déceptions qui achevèrent de le blesser profondément.

Il avait épousé en 1837 Mlle Alexandrine Wolowski, fille d’un ancien député à la diète de Pologne, réfugié en France, et sœur de M. Louis Wolowski, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, qui a été depuis membre de l’assemblée constituante et de la législative et directeur du crédit foncier. Cette union lui a donné les seuls momens de bonheur qu’il ait goûtés dans sa courte et orageuse carrière. Cet homme, que l’habitude de la lutte avait trempé à l’extérieur comme l’acier, était naturellement affectueux et bon. Il aimait à se renfermer dans l’intimité de la vie domestique ; il y trouvait une femme dévouée, qui a partagé sans pâlir tous ses périls, dont la tendresse enthousiaste le soutenait dans ses épreuves, et avec elle une famille chérie et de vieux amis, car il n’en a jamais perdu un ; dès qu’on avait pénétré jusqu’au cœur, on lui restait fidèle, parce qu’on savait ce qu’il y avait en lui de chaleur d’âme, de sérieux et solide attachement.

Par malheur, Dieu ne lui avait pas donné d’enfant ; cette consolation, la plus douce de toutes, lui a manqué ; ce devoir, qu’il était si digne de comprendre, est le seul qu’il n’ait pas eu à remplir, vide immense et irréparable à ce déclin de l’âge où la vie n’a plus de but quand on n’a personne auprès de soi pour la continuer. Son imagination désœuvrée errait de projets en projets. Tantôt il voulait faire un voyage en Italie, tantôt il rêvait le calme de la vie rurale, qui m’a donné de si bons momens depuis que j’ai quitté sans regret ce qu’on appelle chez nous la vie politique, et il me chargeait de lui chercher près de moi une solitude champêtre ; mais il ne devait pas lui être donné de goûter le repos en ce monde. Une affection de la gorge, que ses efforts de tribune avaient développée, prit peu à peu un caractère grave. Poussé par l’inquiétude du mal, il passa tout l’été dernier aux eaux des Pyrénées, allant des Eaux-Bonnes à Saint-Sauveur, de Saint-Sauveur à Bagnères de Luchon, et toujours suivi par la fièvre qui le dévorait sans relâche. C’est dans ce cruel voyage qu’il a tracé, d’une main toujours ferme, quoique mourante, les meilleures pages qu’il ait laissées peut-être. Passionné pour la gloire et la grandeur de son pays, depuis longtemps attaché à l’alliance anglaise et opposé aux envahissemens de la Russie, qu’il considérait comme l’ennemie-née de la liberté et de la civilisation, il avait vu avec un vif sentiment de sympathie la guerre déclarée par les puissances occidentales. Ne pouvant s’y associer que par sa plume, il voulut au moins se servir de cette arme, et au milieu des angoisses de la souffrance, il écrivit pour la Revue ses Finances de la Guerre. Toute l’Europe a lu, sans savoir ce qu’elle avait coûté à son auteur, cette belle étude, qui montrait une égale connaissance des trois budgets de la Russie, de l’Angleterre et de la France, et qui jetait un grand jour sur les véritables sources de la puissance des nations. L’effet fut si profond et si universel, que le gouvernement russe crut devoir y faire répondre, traitant ainsi d’égal à égal avec ce redoutable adversaire. Ou n’a pas oublié la vive réplique qu’il s’attira.

Cette réplique à M. Tegoborski a paru dans la Revue du 15 novembre. Un mois après, le 14 décembre, Léon Faucher n’était plus. Il était revenu un moment à Paris pour mettre ordre à ses affaires, et il en était reparti pour l’Italie,