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volontaires et à imiter de ces coups de fortune que le gouvernement vient ensuite décorer du nom d’agrandissement légitime ? La politique américaine est pacifique, comme elle est libérale. Certes les États-Unis ont mis un zèle énergique à soutenir le droit protecteur des neutres : ils l’ont soutenu au prix d’une guerre en 1812 ; ils ont renouvelé leurs efforts aujourd’hui pour le faire consacrer par des conventions solennelles, ainsi que l’atteste le message, de M. Franklin Pierre, et de là est né le traité récemment signé entre le cabinet de Washington et la Russie. Voici cependant un état européen, la Prusse, qui a proposé au gouvernement américain de compléter cette consécration du droit des neutres par l’interdiction des lettres de marque. Les États-Unis ont refusé, et M. Franklin Pierce en donne même une raison assez naïve : c’est que l’Union peut avoir besoin de délivrer des lettres de marque, de même qu’elle a besoin du droit des neutres pour son commerce. Cela veut dire tout simplement que la politique des États-Unis n’est nullement pacifique et libérale par principe ; elle s’inspire de l’intérêt américain et agit dans la mesure de ce que cet intérêt lui commande. Il en est ici comme dans la politique intérieure de l’Union, qui combine le principe de la liberté individuelle la plus illimitée avec l’existence de l’esclavage.

C’est ainsi que les États-Unis remplissent cette étonnante carrière où on les voit s’avancer, prodiguant toutes les contradictions, mêlant le courage moral le plus puissant et la violence la plus brutale, alliant une incontestable grandeur à un incontestable mépris de tout droit. Pour eux, le fait qui leur est le plus utile est leur droit, et ce fait est l’extension indéfinie de leur puissance, c’est l’agrandissement de leur commerce, le défrichement de leurs terres. La vie même des hommes n’est rien, pourvu que les chemins de fer sillonnent toutes les contrées de l’Union et que le désert se peuple. On comptait récemment que dans un très court espace de temps sept ou huit cents émigrans avaient péri par suite de naufrages sur les côtes de L’Amérique ; qu’importe ? il ne s’est pas moins vendu dans les deux premiers trimestres de cette année plus de 5 millions d’acres de terres. La fortune publique suit la même voie progressive. Les recettes du trésor fédéral dans la dernière année financière ont présenté un excédant de plus de 20 millions de dollars, auquel venaient se joindre des excédans antérieurs. Notez qu’à travers tout cela le cabinet de Washington a eu à payer 10 millions de dollars au Mexique pour le territoire qu’il s’est fait céder par le traité de Messilla. Les États-Unis se servent de leurs ressources pour éteindre leur dette, qui est déjà réduite à 44 millions de dollars, et qui dans quelques années sera complètement amortie. M. Pierce propose aujourd’hui de réduire les droits d’importation. La force d’agression qu’ils n’ont point avec une armée permanente, les États-Unis l’ont avec leurs finances. Ce qu’ils hésitent à conquérir par la violence, ils cherchent à l’acheter. Il est seulement à croire qu’ils ne réussiront pas partout, comme le prouve un vote récent par lequel le congrès de Madrid a déclaré que vendre l’île du Cuba, ce serait vendre l’honneur espagnol. M. Soulé était présent à cette séance, et il a pu s’assurer que l’heure de sa mission n’était point venue.

CH. DE MAZADE.