Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qui eût pu prévoir il y a deux ans, au lendemain de la résurrection de l’empire parmi nous, que la France et l’Angleterre allaient se trouver dans les termes d’une sincère et forte intimité, que le jeune et chevaleresque empereur d’Autriche, s’élevant au-dessus des préjugés vulgaires, allait accepter, en signe de la loyauté de son alliance, une décoration française instituée la veille d’Austerlitz ? Tout cela s’est vu cependant, et tout cela est l’œuvre de l’empereur Nicolas. Étrange succès d’une politique plus ambitieuse que prévoyante ! Lorsque l’année 1854 commençait, on n’était point sans entrevoir déjà où conduisait cette redoutable question de prépondérance que la politique russe était allée poser à Constantinople. De jour en jour, les conflits s’aggravaient, et les scissions devenaient plus irréparables. Les hostilités étaient ouvertes entre la Turquie et la Russie sur le Danube. La diplomatie réunie à Vienne, après s’être vue réduite à reconnaître son impuissance, venait de déposer le germe de l’alliance européenne dans le premier protocole du 5 décembre 1853. La sanglante exécution de Sinope arrachait nos flottes à leur inaction, et les poussait dans la Mer-Noire. À ce moment, le dernier mot n’était cependant pas encore prononcé entre les puissances occidentales et la Russie ; la guerre n’existait pas, et la paix, résolument acceptée par l’empereur Nicolas, le laissait en possession d’une influence qu’on semblait à peine contester.

Ainsi se dessinait la situation de l’Europe à la première heure de 1854. À quel point l’année qui finit laisse-t-elle aujourd’hui cette question formidable. La Russie a fait une campagne des moins heureuses dans les principautés ; elle n’a franchi le Danube un moment que pour repasser le fleuve après avoir vainement menacé Silistrie et pour se retirer des provinces moldo-valaques elles-mêmes sous la pression des forces de la Turquie, de nos armées qui arrivaient en Orient, et des soldats de l’Autriche prêts à entrer dans les principautés. Transportés sur le territoire russe, nos soldats ont signalé leur présence en Crimée par deux victoires, dont l’une, celle d’Inkerman, égale les faits d’armes les plus terribles. La citadelle de la puissance russe dans l’Euxin, Sébastopol, malgré une défense vigoureuse qui peut prolonger la lutte sans changer le dénouement, reste sous le feu de nos canons et sous la pointe de l’épée des années alliées. Diplomatiquement, la Russie a épuisé ce qui lui restait d’influence au-delà du Rhin pour immobiliser l’Allemagne. Elle n’y a réussi que dans une certaine mesure. Elle n’a point empêché l’alliance austro-prussienne du 20 avril, qui a déterminé en partie l’évacuation des principautés ; elle n’a point empêché l’Autriche de signer d’abord le protocole du 9 avril, d’échanger ensuite avec l’Angleterre et la France les notes du 8 août, stipulant des garanties que l’Allemagne, tout entière a fini par s’approprier, et plus récemment elle n’a pu retarder d’une heure la signature du traité du 2 décembre, qui, en corroborant les garanties du 8 août, fait de ces conditions le dernier mot de la paix possible aujourd’hui pour l’Europe. Tel est donc, au double point de vue militaire et diplomatique, l’état présent de cette lutte gigantesque, où chaque puissance a son rôle, et qui n’attend, pour se développer encore ou se restreindre et s’apaiser, qu’une résolution suprême de la Russie. Pour tout dire, il ne semble guère probable que cette résolution soit favorable à la paix.