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sur la nature humaine une lumière dont le souvenir est, grâce à Dieu, inextinguible.

Rien n’a jamais égalé l’abjection de ces Romains de l’empire. Libres, ils avaient conquis et gouverné le monde ; esclaves ils ne savent plus même se défendre. Ils ont beau changer de maître, s’en donner deux, puis quatre, dédoubler le despotisme de toutes les façons. Rien n’y fait. Avec l’antique liberté toute vertu, toute virilité a disparu. Il ne reste qu’une société de fonctionnaires sans sève, sans honneur et sans droits.

Je ne dis rien de la décadence des arts, de la bassesse des lettres, du néant des sciences. La misère des âmes est plus grande mille fois que la misère matérielle. Tout est énervé, étiolé, décrépit. Pas un grand homme, pas un grand caractère ne surgit dans cette fange. Des eunuques et des sophistes de cour gouvernent l’état sans contrôle et n’essuient quelque résistance que dans l’église. Après Théodose, il fallut qu’une femme vraiment chrétienne, une sainte Pulchérie, vint s’asseoir quelques momens sur le trône de Constantin pour le faire respecter ! S’il s’élève de temps en temps un capitaine, un homme de cœur et de talent, il faut qu’il succombe comme Stilicon, comme Aétius, comme Bélisaire, sous la jalousie homicide du maître, qui ne peut supporter ni une force ni un nom à côté de sa toute-puissance. Pendant qu’ils vivent, leur renommée est un titre de proscription, et leur mort même ne suffit pas pour la faire resplendir. Il semble que l’air infect qu’ils ont respiré ait déteint sur leur gloire : elle demeure sans éclat et sans prestige dans l’histoire.

Dans ces temps désastreux, pour découvrir quelque trace de cette grandeur et de cette force qui sont l’apanage légitime de la plus noble créature de Dieu, il fallait se retourner vers l’église. Là seulement, dans les divers ordres de la hiérarchie ecclésiastique et malgré le joug des empereurs théologiens, on pouvait vivre, lutter, briller même.

Grands et petits, les derniers rejetons des patriciens de Rome, les vieilles races des pays conquis, les plébéiens de toutes les provinces, décorés en masse du titre de citoyen romain depuis que ce titre avait perdu toute valeur, tous pouvaient redemander à la cité de Dieu leur dignité perdue, leur liberté confisquée. L’église seule offrait à ce qu’il leur restait d’énergie, d’activité, d’intelligence et de dévouement, un aliment suffisant, car elle les conviait tous à une inépuisable série de sacrifices et de victoires. La gloire, la vertu, le courage, la liberté, tout ce qui honore la vie, même au point de vue humain, ne se retrouvaient donc plus que dans l’église, au sein de ces grandes controverses, de ces luttes incessantes pour le salut des âmes et le triomphe de la vérité, où elle avait toujours de son côté