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la barbarie des vieux Romains contre leurs débiteurs : on le jette en prison, on le flagelle, on flagelle sa femme, on vend ses enfans[1].

Le système administratif fondé par Dioclétien, aggravé par les empereurs chrétiens, achevé par Justinien, devient le fléau du monde. L’aristocratie, première victime du despotisme, privée à la fois de tout pouvoir et de toute indépendance, remplacée partout par l’administration, est ensevelie sous des titres pompeusement ridicules, qui ne cachent à personne son néant. La bourgeoisie des villes, rendue responsable de l’impôt et condamnée aux magistratures comme aux galères, subit sous le nom de curiales une oppression savamment organisée et impitoyablement appliquée. Une loi des deux fils de Théodose punit de la confiscation des biens l’impiété du malheureux propriétaire qui sortait de ces villes, transformées en bagues, pour se réfugier à la campagne[2].

Le peuple des campagnes, épuisé par les abominables exactions du fisc, sans protection et sans encouragement, se dégoûte de l’agriculture, fuit dans les bois ou chez les Barbares, ou se révolte pour être égorgé. Bossuet résume la situation en deux mots : tout périt en Orient ; tout l’Occident est à l’abandon[3]. Le travail se retire, le sol reste inculte, la population décline ; l’impuissance, la décadence et la mort sont partout. Les provinces, envahies et dévastées à l’envi par les Barbares et par les officiers impériaux, n’ont pas même conservé assez d’énergie pour secouer le joug : l’univers se meurt à Rome, disent les seigneurs gaulois à l’empereur Avitus[4], et Rome elle-même semble condamnée à mourir, abandonnée par les empereurs et saccagée par les Goths. Il ne lui reste rien de ces beaux jours où la liberté romaine et sa majesté civique projetaient

  1. Voici un trait qui rentre indirectement dans notre sujet et qui montre où l’on en était dans l’Égypte romaine et chrétienne au Ve siècle : c’est un brigand devenu moine qui le raconte au célèbre abbé Paphnuce. « Inveni aliquam formosam mulierem errantem in solitudine, fugatam ab apparitoribus et curialibus prœsidis et senatorum, propter publicum marii debitum… Sciscitatus sum ex ea causam fletùs. Illa dixit… cùm maritus tempore biennii ob débitum publicum trecentorum aureorum saepe fuerit flagellatus, et in carcere jnclusus et tres mihi carissimi filii venditi fuerint, ego recedo fugitiva etiam errans per solitudinem sœpe inventa et assidue flagellata, jam tres dies permansi jejuna… » Le brigand a pitié de cette victime des magistrats : il lui donne l’or qu’il avait volé, et la met elle et les siens à l’abri de tout outrage, citrà probrum et contumeliam. Ce trait de pitié lui valut la miséricorde de Dieu et sa conversion. Palladius, Historia Lausiaca, c. 63.
  2. « Curiales… jubemus moneri ne civitates fugiant aut deserant, rus habitundi causa ; fundum quem civitati praeculerint scientes fisco ne sociandum, eoque rare esse carituras, cujus causa impios se, vitanda patriam, demonstrarint. » L. curiales 2.- Cod. Theod., lib. 12, tit. 18. Si curiales.
  3. Discours sur l’Histoire universelle, première partie, XIe époq., troisième partie, chap. 7.
  4. Sidoine Apollinaire, Panég. d’Avitus.