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Mais le poète est bientôt distrait des tristes réalités de la vie sociale et politique par le mouvement de la vie littéraire. Au milieu de pages d’une sévérité peut-être excessive sur Victor Hugo, nous remarquons un passage où le rapprochement de l’auteur des Orientales et de George Sand lui fournit l’occasion de rectifier quelques erreurs du public allemand, que M. Heine a toujours sous les yeux, ne l’oublions pas, en écrivant Lutèce.

« George Sand pour la prose et Alfred de Musset pour les vers surpassent leurs contemporains français, et dans tous les cas ils sont supérieurs à M. Victor Hugo, cet auteur si vanté, qui, avec une persévérance opiniâtre et presque insensée, a fait accroire à ses compatriotes, et à la fin à lui-même, qu’il était le plus grand poète de la France. Est-ce réellement là son idée fixe ? En tout cas, ce n’est pas la nôtre. Chose bizarre! la qualité qui lui manque surtout est justement celle que les Français estiment le plus, et dont ils sont particulièrement doués eux-mêmes : je veux dire le goût. Comme ils avaient rencontré cette qualité chez tous les écrivains de leur pays, l’absence complète de goût chez Victor Hugo leur parut, peut-être à juste titre, de l’originalité. Ce que nous regrettons surtout de ne pas trouver en lui, c’est ce que nous, Allemands, nous appelons le naturel. Victor Hugo est forcé et faux, et souvent dans le même vers l’un des hémistiches est en contradiction avec l’autre; il est essentiellement froid, comme l’est le diable d’après les assertions des sorcières, froid et glacial même dans ses effusions les plus passionnées. Son enthousiasme n’est qu’une fantasmagorie, un calcul sans amour, ou plutôt il n’aime que lui-même.

« Pour caractériser plus aisément les œuvres de George Sand, il nous suffira de dire qu’elles forment un contraste absolu avec les productions de Victor Hugo... Le génie de George Sand a les formes les mieux arrondies et les plus suavement belles; tout ce qu’elle sent et pense respire la grâce et fait deviner des profondeurs immenses. Son style est une révélation en fait de forme pure et mélodieuse. »

Après la vie politique et littéraire, ainsi fixée dans quelques portraits, vient la vie morale. Ici M. Heine se donne pleine carrière, ne reculant devant aucun des aspects de cette société parisienne si étrange et si séduisante dans ses contrastes, à l’époque surtout où se place le poète. Suivons-le dans les faubourgs, à la date du 29 juillet 1842, observant tour à tour le peuple et la bourgeoisie, et, à propos d’une causerie sur l’éléphant de la place de la Bastille, cherchant à pénétrer l’esprit qui les anime.

« Le conseil municipal de Paris a résolu de ne pas détruire, comme on en avait d’abord l’intention, le modèle d’éléphant établi sur la place de la Bastille, mais de s’en servir pour une fonte en airain, et d’ériger à l’entrée de la barrière du Trône le monument coulé dans le vieux moule. Cet arrêté municipal est presque aussi chaudement discuté dans le peuple des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau que la question de la régence dans les classes supérieures de la société. Ce colossal éléphant de plâtre, qui fut élevé déjà du temps de l’empire, devait plus tard servir de modèle au monument qu’on se proposait de consacrer à la révolution de juillet, sur la place de la Bastille. Depuis, on changea d’avis et l’on dressa à la mémoire de ce glorieux événement la grande colonne de juillet; mais alors la démolition projetée de l’éléphant suscita de grandes craintes, car parmi le peuple courait le bruit sinistre