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intéressées des impresarj, qui ont exigé de lui des efforts qui ont troublé l’équilibre de ses facultés ? Pressé par le temps et les exigences des virtuoses, M. Halévy, dont l’esprit et le goût sont à la hauteur de son talent, s’est vu forcé à des concessions étranges, à chercher des effets hors des voies naturelles, à combiner laborieusement des points d’orgue, au lieu d’attendre les faveurs de la Muse, qui n’aime point à être violentée. Ce sont ces défaillances du maître qui ont parfois amené sous notre plume des paroles amères contre M. Halévy, dont personne plus que nous n’estime le savoir et les facultés. Nous aimons d’ailleurs les artistes qui se respectent et qui ne font pas à la publicité vulgaire de lâches concessions. Noblesse oblige, et c’est parce que M. Halévy s’oublie quelquefois jusqu’à louer dans les feuilles quotidiennes d’indignes ébauches dont il n’admettrait pas les auteurs dans sa classe de contre-point, que nous avons dû élever la voix contre un pareil scandale.

L’exécution de la Juive a été ce qu’il était facile de prévoir d’avance, car Mlle Cruvelli a donné depuis longtemps la mesure de son intelligence et de sa docilité. Ce rôle de Rachel, qui est l’un des plus beaux qu’il y ait au répertoire de l’Opéra, et dans lequel Mlle Falcon était si pathétique et si touchante, comment Mlle Cruvelli l’a-t-elle conçu ? Il serait difficile de répondre à cette question, qui ferait supposer que la belle cantatrice se donne la peine de méditer et d’étudier quoi que ce soit. N’a-t-elle pas été proclamée une grande virtuose par des admirateurs qu’elle soudoie, et ne gagne-t-elle pas des sommes fabuleuses avec lesquelles on pourrait avoir à l’Opéra deux ou trois jeunes élèves qui donneraient des espérances ? pour nous, qui n’avons jamais eu d’illusion sur Mlle Cruvelli, nous l’avons trouvée dans la Juive ce qu’elle a été dans la Vestale, ce qu’elle sera partout et toujours. M. Gueymard au contraire a chanté le rôle d’Éléazar avec un succès mérité, tant il est vrai que des facultés ordinaires bien dirigées atteignent le but que manquent souvent de plus vastes ambitions. Assurément M. Gueymard n’est point un artiste supérieur; il lui manque pour cela l’instinct qui devine ce que ne peut enseigner l’école, et la souplesse d’imagination, qui s’assimile les élémens de la tradition; mais il a de la modestie et de la docilité, et sa voix stridente rend assez bien les effets qui ont été créés soit par Nourrit, soit par M. Duprez, qui a donné au personnage d’Éléazar l’empreinte de son individualité. Peut-être même ce rôle d’Éléazar est-il en effet la seule création où M. Duprez ait fait preuve d’invention dramatique. Quoi qu’il en soit, M. Gueymard a dit avec chaleur la belle imprécation du final du premier acte : O Rachel, ô ma fille! ainsi que l’air de la pâque, le trio des sequins et le duo du quatrième acte avec le cardinal, où M. Depassio l’a fort bien secondé. Ah ! si nous avions la puissance magique d’une fée, quelle cantatrice nous formerions avec la voix magnifique, le port de reine de Mlle Sophie Cruvelli, l’intelligence, l’ardeur et le style de Mlle Caroline Duprez ! Le rêve d’un idéal qu’on poursuit est souvent la seule consolation qui reste à la critique, au milieu des tristes réalités où elle s’agite; ce qui prouve, pour le dire en passant, qu’elle est contestable, la proposition émise ici par un grave et éloquent historien, — que les créations de Dieu, c’est-à-dire de la nature, sont supérieures à celles du génie !


P. SCUDO.