Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où la voix admirable de l’Alboni était si claire, et répandait dans la salle cette sonorité pastosa et charmante dont l’organe de Mme Viardot est précisément dépourvu ? Dans il Trovatore, Mme Viardot a trouvé des accens impérieux et pathétiques dont Mme Borghi-Mamo n’a pas le secret, et elle a donné au personnage de la zingara une physionomie sauvage où l’on a reconnu la digne sœur de Mme Malibran.

Au théâtre de l’Opéra-Comique, on a repris les Diamans de la Couronne, une de ces agréables partitions où M. Auber a semé tant d’esprit, de grâce et de mélodies faciles. Mlle Caroline Duprez, après avoir conduit vaillamment l’Étoile du Nord jusqu’à la centième représentation, est apparue sous un nouveau costume avec autant d’aisance que si le rôle de la reine de Portugal eût été écrit expressément pour sa voix et sa personne. Pourquoi faut-il qu’avec tant de courage, d’ardeur et une imagination si souple, Mlle Caroline Duprez ne puisse modérer un peu l’activité fébrile qui la dévore ? Elle use et mésuse des précieuses facultés qu’elle tient de la nature. Elle se prodigue inutilement et dépense en folles tentatives un souffle qui a besoin d’être ménagé. Que Mlle Caroline Duprez ait constamment devant les yeux l’exemple de Mme Ugalde, hélas ! dont la chute est aussi profonde qu’irrémédiable.

Au Théâtre-Lyrique, où Robin des Bois fait pâlir la gloire du Muletier de Tolède et de Mme Cabel, étoile qui file, file et ne tardera pas à s’éclipser, on vient de donner un opéra en un acte, les Charmeurs, dont la musique est de M. Poise. Quand nous disons que la musique des Charmeurs est de la composition de M. Poise, c’est une manière de parler, car elle a été faite d’abord par M. Auber et revue ensuite par M. Adam. En effet, M. Poise, qui n’est pas dépourvu de talent, ni d’un certain sentiment de la scène, est un imitateur trop scrupuleux de la manière de M. Adam, dont il est l’élève, et de M. Auber, le chef de la famille. Il est bon sans doute de prendre son bien partout où on le trouve, à la condition cependant de savoir se l’approprier comme Molière.

La Juive de M. Halévy, qui n’avait pas été donnée depuis plusieurs années, faute d’un ténor capable de chanter le rôle d’Éléazar, a été reprise à l’Opéra il y a quelques jours. Ce bel ouvrage, qui remonte à l’année 1835, n’a rien perdu des grandes qualités qui ont fait son succès et qui pourront le maintenir au répertoire. M. Halévy a rarement été aussi bien inspiré, et l’on peut même affirmer que, sans contester le mérite des opéras nombreux qu’il a composés depuis, la Juive est restée son meilleur titre, c’est-à-dire la conception dramatique qui a le mieux répondu aux instincts élevés de sa nature. On y sent circuler partout une émotion réelle qui jaillit sans efforts de la source intérieure, et qui est toujours appropriée au caractère des personnages. Les mélodies en sont larges et belles, les accompagnemens nourris et lumineux et sans aucun de ces effets curieux de sonorité auxquels s’est abandonné depuis le savant compositeur. L’influence de l’école italienne est très sensible dans la Juive. On la retrouve aussi bien dans la contexture de la partie vocale que dans l’instrumentation, qui est puissante et colorée. Pourquoi M. Halévy, tout en cherchant à se modifier ainsi que le veut la loi de la nature humaine, qui ne peut rester immobile, eût-elle atteint la perfection et le bonheur, a-t-il perdu de vue, en avançant dans la carrière, ce beau début de la Juive ? Pourquoi s’est-il abandonné aux sollicitations