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non pas disputée ni incertaine, mais flottante pour ainsi dire. Le grand-duc Constantin, son frère et son plus proche héritier, avait renoncé à la couronne, dominé tout entier par une fascination de cœur. Le premier mouvement du grand-duc Nicolas, qui succédait après Constantin, était cependant de considérer cette renonciation comme non avenue et de faire proclamer son frère ; il ne montait au trône qu’après une renonciation plus explicite envoyée par ce dernier de Varsovie. De là un moment d’incertitude. Si court que fût l’interrègne, il suffisait pour que le nouvel empereur se trouvât en face d’une conspiration qui couvait depuis longtemps, qui avait des ramifications dans l’armée, et qui se hâtait de saisir cette occasion. Par une coïncidence singulière, la lutte s’engageait presque au même instant à Saint-Pétersbourg et dans la Podolie. Partout l’insurrection était vaincue ; seulement le sang avait coulé. Le général Miloradovitch périssait en cherchant à ramener les troupes soulevées dans Pétersbourg, et le nouveau souverain ne dut peut-être la conservation de son trône qu’à l’intrépidité avec laquelle il marcha lui-même sur la révolte pour la soumettre. Il commanda, et les soldats obéirent. Ces scènes tragiques avaient laissé dans l’âme de l’empereur Nicolas des souvenirs profonds, qui semblent revivre encore dans le dernier ordre du jour qu’il adressait en mourant à sa garde. Depuis ce moment, combien d’autres scènes ont eu le temps de se dérouler et de remplir ce règne ! La guerre contre la Perse, la guerre entreprise contre la Turquie en 1828, l’insurrection polonaise domptée et étouffée dans le sang, l’Europe plusieurs fois ébranlée ou menacée de conflagrations universelles, le soulèvement des peuples en 1848, ce sont là les événemens principaux qui se lient à cette période durant laquelle le dernier tsar a gouverné la Russie. La pensée essentielle de ce règne est bien claire : en Orient, même avant les extrémités qui ont amené la lutte actuelle, l’empereur Nicolas n’a cessé de poursuivre l’accomplissement des desseins traditionnels de sa race. Dans l’Occident, il a cherché à dominer l’Allemagne pour peser sur l’Europe, et il n’a eu, pour y réussir pendant longtemps, qu’à invoquer cet instinct de conservation naturellement propre à tous les chefs d’état. Dans cette double politique, de même que dans l’administration intérieure de son vaste empire, le tsar qui vient d’expirer a montré, on ne saurait le méconnaître, une habileté et une vigueur dont l’immensité de son pouvoir doublait l’efficacité en présence des dissensions révolutionnaires des peuples européens et de leurs rivalités internationales. Il sut accroître son influence sur le continent par tous les moyens, par ses alliances de famille, par ses patronages calculés, par l’ostentation de ses forces, par son zèle à dissimuler l’état réel de son pays sous l’apparence d’une civilisation factice et tout extérieure.

Les événemens de 1848 ne contribuèrent pas peu à grandir encore son ascendant en le représentant comme le seul souverain demeuré inébranlable, presque comme le pontife de la conservation européenne ; ce rôle plaisait à son ambition. Les révolutions de 1848 ont été, à vrai dire, le beau moment de l’empereur Nicolas, parce qu’alors il semblait avoir la force dans la modération. Malheureusement le succès même de sa politique faisait monter le vertige à son cerveau. Accoutumé à voir tout plier sous sa volonté indomptable, il se considérait comme l’arbitre universel. Il suffisait que dans