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montre d’or et la remet au cheik, puis on passe dans la cour de la maison, et la remise de la belle jument si richement caparaçonnée est également faite dans les mains de celui qui stipule au nom de tous, et qui est supposé acheter ces deux objets dans l’intérêt de la commune. Le cheik monte l’animal en signe de prise de possession, le lance et parcourt ainsi une partie du territoire communal, escorté par les témoins Turcs et par le banquier, auquel un cheval a été prêté à cet effet. On se défie, on court à fond de train, puis on revient au logis pour déjeuner pendant que l’acte de livraison se rédige, et quand cet acte est dressé, les témoins y apposent gravement leur signature, ou plutôt leurs cachets. — Mais si le banquier ne s’est dessaisi que de douze morceaux de savon pour représenter six charges de cette marchandise, il a du moins bien réellement livré sa bonne montre et sa belle jument ? Pas encore, car la comédie n’est qu’à son premier acte, et elle en a deux. On charge derechef les pipes, on fait de nouveau du café, et les esprits s’étant un peu remis, tout devant être accompli avec solennité, le cheik, d’un air de dignité parfaite, exprime au banquier la reconnaissance du village pour tous les bons services qu’il ne cesse de lui rendre, et le prie d’accepter comme témoignage de cette reconnaissance une montre en or et une jument richement harnachée. Pas n’est besoin de dire quelle est la montre et quel est le cheval. Aussitôt remise est faite de l’une et de l’autre, et les témoins musulmans se déclarent prêts, en cas de contestation, à témoigner dans la forme usitée des choses qui viennent de se passer sous leurs yeux.

Toutes ces formalités soigneusement accomplies, le village se trouve bien et dûment débiteur de 26,000 piastres (7,500 fr.) pour 20,000 (5,000 fr.) qu’il a touchées, et c’est un jeu qui, pour peu qu’il continue, ne peut manquer de le conduire à une ruine prochaine. Cette action effrayante de l’usure, qui, comme nous l’avons vu, prend sa source dans l’essence même de la liberté municipale, ce n’est pas seulement en Syrie qu’on doit la déplorer : elle est générale en Turquie; si l’on n’y met promptement ordre, elle seule, sous une forme ou sous une autre, suffira pour conduire l’agriculture de cet empire à l’abîme.

Quand le Bédouin et l’usurier, chacun à sa manière, ont bien exploité un village, quand les paysans obérés voient que leur travail n’y peut plus suffire, ou que du moins ils en sont venus à ne plus travailler que pour les autres, le découragement s’empare de chacun, et le lien qui depuis si longtemps unissait tous ces hommes commence à se relâcher. Des familles s’en vont avec mystère demander à des villages voisins de les recevoir comme membres de leur communauté, plus ou moins préservées jusque-là de la rapacité des banquiers et des Arabes, et voilà bientôt ce qu’on appelle un village