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Nous disions que l’armée avait été la victime de la bureaucratie, et c’est en effet une chose étonnante que l’obstination avec laquelle le peuple le plus progressif de la terre s’attache aux plus caduques de ses institutions. Tant qu’il ne s’agit que de la perruque du speaker, ou de la voiture du lord-maire, et autres reliques du même genre, cet amour de la conservation peut être jusqu’à un certain point innocent ; mais quand il amène des désastres comme ceux que l’on a vus dans la dernière campagne, il devient une calamité et une honte nationale. Depuis trente ans, l’Angleterre a réformé presque toutes ses institutions politiques, commerciales et même religieuses ; elle a respecté l’intégrité de son administration militaire avec un véritable esprit de fétichisme. Il y a en Angleterre le secrétaire d’état de la guerre et le secrétaire d’état à la guerre, puis le département de l’ordonnance, puis le département de l’intendance, puis la direction des gardes, et le commandant en chef des forces ; nous en passons sans aucun doute. Tous ces départemens, qui ne devraient représenter que des divisions, sont indépendans les uns des autres, et dans toutes les occasions échangent des volumes de correspondances. On s’occupe en ce moment de centraliser toutes ces directions éparses, de les réunir dans un seul ministère, sauf celle du commandant en chef, qui gardera la dispensation des grades et ce qui regarde la discipline de l’armée. En attendant, le mal est fait, et l’Angleterre a perdu son armée. On ne saurait croire à quelle accumulation de bévues et de malheurs a donné lieu cette confusion des pouvoirs. On ne savait auquel entendre, et chacun, se trouvant sans autorité, laissait l’administration aller à la dérive. Un jour par exemple, le gouvernement veut rappeler un régiment du cap de Bonne-Espérance ; le ministre de la guerre envoie des ordres au gouverneur, mais le commandant en chef oublie d’en faire autant. Or, comme le gouverneur du Cap est un civilian et que le commandant militaire ne peut recevoir d’ordres de lui, le bâtiment envoyé pour ramener le régiment revient à vide. En Grimée, un bâtiment qui apporte des vêtemens d’hiver ne peut les livrer aux troupes qui meurent de froid, parce qu’il lui manque la formalité d’une lettre. Un autre, pour une raison pareille, laisse pourrir ses provisions à bord pendant que les soldats meurent de faim. L’armée a à lutter contre un ennemi plus fort que la Russie, contre la routine, et un écrivain anglais a pu dire avec autant d’esprit que de vérité : « Le ridicule dont Molière a couvert les médecins de son temps nous paraît aujourd’hui une extravagance ; mais aussi grotesque, et mille fois plus désastreux, est le pédantisme militaire auquel nous avons affaire. Nous avons nos Diafoirus et nos apothicaires de Pourceaugnac en habits rouges et en