Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1265

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

produit, et ils ont porté leur pays au plus haut degré de prospérité. Ils ont créé des forces nouvelles, et la grande faute des hommes qui ont dirigé la guerre a été précisément de ne pas savoir appliquer et utiliser ces nouvelles forces. Si, par exemple, le gouvernement anglais avait fait au commencement de la campagne de Crimée ce qu’il a fini par faire quand il n’était plus temps, s’il avait chargé un des grands entrepreneurs de chemins de fer de construire une route de la mer au camp, l’armée anglaise n’aurait pas été détruite par la faim, le froid, les maladies et l’excès de travail, à deux ou trois lieues d’abondantes provisions et de secours de toute espèce. L’armée anglaise n’a pas été la victime de l’économie politique ; elle a été, quoique ce mot puisse paraître paradoxal en parlant de l’Angleterre, elle a été la victime de la bureaucratie. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce sujet.

L’Angleterre n’était donc ni énervée ni affaiblie par ces quarante ans de paix et de travail ; mais précisément parce qu’elle avait jeté le courant de son activité et de sa vie dans la voie de l’industrie, de la découverte, de la colonisation, il lui était impossible de le détourner tout d’un coup et brusquement dans la voie de la guerre. Il faut toujours tenir compte de ce grand lait, qu’en Angleterre il n’y a pas de service militaire obligatoire, il n’y a pas de conscription ; l’armée, telle qu’elle est, se recrute par des enrôlemens volontaires. L’Irlande était autrefois la grande pépinière des armées britanniques ; mais depuis cinq ou six ans, par la famine et surtout par l’émigration, la population de l’Irlande a été réduite de trois millions. On calcule qu’il est parti de ce pays environ deux cent mille jeunes gens valides qui auraient été la principale matière à recrutement. Quant aux Anglais, ils ne considèrent point, nous le répétons, l’état militaire comme une carrière. C’est pour eux une impasse ; ils n’y trouvent ni gloire, ni fortune, ni liberté, ni égalité. Ils sont tous engagés dans les carrières productives, et lord Palmerston disait à ce sujet avec beaucoup de justesse : « Quand nous voulons trouver des hommes, il nous faut aller sur le marché faire concurrence à l’industrie nationale. On nous dit que la population est aujourd’hui de vingt-huit millions, que nous devons par conséquent avoir six pu sept millions d’hommes en état de porter les armes… Mais ces hommes propres au service sont tous engagés dans les diverses branches de l’industrie nationale ; nous sommes obligés d’aller sur le marché faire concurrence à cette industrie, et chaque millier d’hommes que nous en enlevons fait hausser le prix du travail… »

On voit pourquoi et comment le gouvernement anglais, malgré les démonstrations guerroyantes de la nation, se trouva obligé, au mois de décembre, de venir confesser son dénûment militaire. Il entra