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peut-être plus que le simple soldat français à l’idée du devoir obscurément et religieusement accompli, car il combat sans avoir devant les yeux ni la gloire, ni la fortune, ni l’ambition, rien de ce qui embellit le danger ou fait aimer la mort. Nous laisserons parler pour lui l’éloquent historien de la guerre de la Péninsule, le général William Napier : « Quand il est, dit-il, complètement discipliné, et pour cela il lui faut trois ans, quand il a conquis la liberté et l’aisance de son allure, le monde entier ne produira pas un plus noble échantillon de la tournure militaire, et le cœur n’est pas indigne de l’homme extérieur… On a dit que sa fermeté reconnue dans la bataille était le résultat d’une constitution flegmatique qui n’est vivifiée par aucun sentiment moral. Jamais on n’a dit plus stupide calomnie. Les troupes de Napoléon se battaient sur de brillans champs de bataille où il n’y avait pas un seul casque sur lequel il ne tombât quelque rayon de gloire, mais le soldat anglais combattait sous l’ombre froide de l’aristocratie. Sa vaillance n’était couronnée d’aucuns honneurs, son nom ne figurait dans aucune dépêche, aucun espoir n’animait sa vie de périls et de fatigues, et il mourait silencieusement. Vit-on jamais pour cela son cœur faiblir….. ? » Nous étions dans la chambre des communes quand un des ministres, et précisément un de ceux qui font partie de la coterie la plus exclusive et la plus oligarchique de l’Angleterre, se mit à lire ce passage. Il s’arrêta subitement en arrivant à ces mots bien connus « l’ombre froide de l’aristocratie, » et ce fut au milieu des rires de la chambre qu’il continua cette lecture, qui se trouvait être la plus sévère censure de son ordre.

Il y a donc dans le peuple anglais, autant et quelquefois plus que dans d’autres peuples, la matière première du soldat : il y a l’homme qui, au bout de trois ans de discipline, devient un modèle ; mais on peut dire, d’une manière générale, qu’il n’y a point d’armée anglaise, ou du moins il n’y en a jamais en temps de paix. Le peuple anglais s’en vante ; il regarde comme l’honneur de son histoire et de ses institutions de se passer de force militaire. Il a toujours manifesté une invincible aversion contre les armées permanentes, et regardé avec une sincère commisération les nations continentales qui passaient des revues et jouaient au soldat. À ses yeux, une armée permanente est un danger pour les institutions civiles ; c’est en même temps une inutilité et une sorte de déperdition des forces nationales. Un Anglais ne regarde point l’état militaire comme une profession véritable, comme une profession sérieuse ; un officier anglais est « un amateur. » On sait ce mot d’un Turc à qui l’on montrait un bal à Paris, et qui s’étonnait que tant de femmes belles et riches se donnassent tant de mal pour danser, au lieu de faire faire cette corvée par des