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l’établissement ne peuvent pas être à la discrétion d’une seule partie, et si tous les pavillons ont un droit égal à le fréquenter, ce droit ne peut être exercé qu’en vertu d’une garantie collective des puissances intéressées. Méhémet-Ali n’avait jamais voulu s’occuper du canal : il ne se trouvait ni assez fort pour l’exécuter seul et dominer tous les intérêts dont l’entreprise eût amené le concours dans son pays, ni assez faible pour laisser des étrangers prendre chez lui un ascendant qu’il prétendait ne partager avec personne. Les circonstances et les hommes sont aujourd’hui changés, et l’Egypte doit choisir entre une dépendance que feront alternativement peser sur elle, au gré des caprices de la fortune, les puissances prédominantes dans la Méditerranée ou les Indes, et une neutralité garantie par toute l’Europe. Ce dernier état de choses serait la condition indispensable de l’ouverture au travers de son territoire d’une navigation qui devrait être libre en temps de guerre comme en temps de paix. Sans la neutralité déclarée, il serait d’une souveraine imprudence d’engager des capitaux dans une entreprise non-seulement exposée au contre-coup de toutes les querelles des gouvernemens de l’Europe, mais qui, par sa nature et sa position, en attirerait sur elle les conséquences les plus fâcheuses. L’Egypte ne saurait souhaiter d’état plus heureux que celui qui lui serait assuré par cette neutralité, et la porte-Ottomane elle-même y trouverait d’immenses avantages. Le pays dont la marine est le mieux en mesure de profiter de l’abréviation de la route des Indes est le plus intéressé à la sûreté de cette navigation, et ce n’est que dans les voies pacifiques que l’Orient peut développer les bases maritimes de son indépendance. L’action de la diplomatie doit donc précéder ici celle de l’administration proprement dite et celle de l’industrie privée; c’est à elle de mettre l’union et la sécurité qui rendront facile l’exécution financière et matérielle du projet à la place des rivalités qui en entraveraient les débuts et en ruineraient l’avenir. Elle comprendra d’ailleurs combien la neutralité absolue du passage entre les deux mers affermirait les bases de la paix dans la Méditerranée, et saura, en mettant un si grand intérêt hors de toute discussion, préparer un acheminement à la solution des différends qui peuvent s’élever dans le voisinage. Que le droit des gens autorise l’intervention des puissances alliées de la Porte dans une si haute question, c’est ce qui ne saurait être l’objet d’un doute. Il s’agirait ici d’un bien commun à l’humanité tout entière; la part principale en reviendrait à la Porte elle-même, et sans doute, à défaut d’autres, elle réclamerait la consécration d’une neutralité qui serait l’éclatante confirmation de son indépendance.

La consécration de la neutralité du passage de l’isthme de Suez ne serait qu’un corollaire de celle de la libre navigation de la