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réservées comme les moyens les plus puissans de féconder les rapports entre les deux hémisphères, et ce chiffre n’est ici posé que comme une mesure des services que rendrait le canal.


III.

Les résultats du percement de l’isthme de Suez, si considérables au point de vue du commerce du monde, ne le seraient pas moins au point de vue des intérêts généraux de l’humanité. La force d’expansion qui s’accumule en Europe a besoin de se jeter au dehors, et pour étendre à l’avenir la sécurité du présent, il faut mettre à la portée des générations qui s’avancent des contrées où elles puissent exercer au profit des métropoles un besoin d’agir qui ne se replierait sur soi-même que pour les troubler. Des fondations qui seraient pour notre temps un bien seront pour ceux qui viendront après nous d’impérieuses nécessités, et c’est à nous de leur en frayer les voies. C’est par les croisemens que les espèces se perfectionnent, et l’irruption de la race caucasique parmi les races colorées de l’hémisphère austral laisse entrevoir la régénération future de celles-ci.

Mais sans s’égarer dans un avenir lointain, il ne faut que regarder à l’état de l’Orient pour trouver dans l’ouverture de la communication de la Méditerranée avec la Mer-Rouge un acheminement vers la solution de quelques-unes des questions qui font verser tant de sang sous nos yeux, et quand les solutions immédiates et complètes sont impossibles, il faut bien en accepter de partielles.

« Il y a des choses que je ne supporterai jamais, disait le 21 février 1853 l’empereur Nicolas à sir Hamilton Seymour.., je ne permettrai jamais la reconstruction d’un empire byzantin, ni aucune extension de la Grèce qui en ferait un état puissant... Plutôt que de me soumettre à aucune de ces éventualités, je ferais la guerre, et je la continuerais aussi longtemps qu’il me resterait un homme et un fusil. » Ces paroles anti-sociales et anti-chrétiennes sont le résumé fidèle de la politique traditionnelle de la Russie en Orient : empêcher que rien de solide ni de prospère se constitue chez ses voisins, les tenir dans un état de faiblesse et de division qui les prépare à devenir une proie facile, et attendre avec patience le moment de les saisir et de les enchaîner, voilà ce qu’on veut à Saint-Pétersbourg; la France et l’Angleterre veulent le contraire, et le combat est accepté sur le terrain même qu’a choisi le tsar.

L’Allemagne et les puissances de l’Occident ne peuvent pas être perpétuellement tenues en échec par la nécessité de défendre l’intégrité du territoire ottoman, et la guerre actuelle serait un non-sens, barbare, si elle ne devait pas aboutir à constituer en Orient un état