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l’empire, occupa toujours le même espace, et conserva constamment sa disposition primitive. Il était consacré à trois divinités, Jupiter, Junon et Minerve. Singulière rencontre que cette trinité si anciennement adorée au Capitole! Aujourd’hui, à la même place, s’élèvent l’église d’Ara-Cœli et un couvent de franciscains : d’humbles moines montent, traînant de leur pied nu la sandale antique là où montaient sur leur char les triomphateurs de l’univers[1].

C’est quand on est arrivé au sommet qu’il faut descendre dans l’abîme. Entre le commencement et l’achèvement du temple de Jupiter Capitolin, une révolution s’accomplit, et ce fut un consul qui, dans la troisième année de la république, dédia l’édifice que le dernier roi de Rome n’avait pas terminé.

Les monumens construits par les rois étrusques se lient encore d’une autre manière à ce grand événement, dont ils furent en partie la cause. En effet, pour continuer le mur d’enceinte et le grand cirque, pour bâtir le temple de Jupiter, il fallut imposer au peuple un labeur énorme qui prépara la révolte.

En contemplant ces travaux gigantesques, on a comme le spectacle d’une foule misérable s’épuisant pour la gloire d’un maître et, à force de sueurs, élevant des monumens que la postérité ne peut admirer sans un mélange de tristesse et d’indignation. On est saisi d’horreur en présence de ces magnifiques témoignages de la puissance des rois étrusques, lorsqu’on se souvient que parmi ceux qui les bâtirent, plusieurs furent poussés, par les fatigues de la corvée, à un tel désespoir, qu’ils aimèrent mieux se tuer que de continuer un si rude travail, et que Tarquin, ne voulant pas souffrir qu’on échappât à sa tyrannie par la mort, fit crucifier les cadavres des suicidés et livrer aux oiseaux de proie leurs restes.

L’estimable auteur de Rome au siècle d’Auguste trouve cette manière d’agir toute naturelle. Voici ce qu’il dit au sujet de la cloaca maxima : « La nature d’un sol marécageux et peu solide présenta tant de difficultés, rendit les premiers travaux si longs, si périlleux même, qu’un grand nombre de citoyens, rebutés, se donnèrent la mort. Tarquin, pour arrêter ces actes de désespoir, imagina un moyen dont on ne trouve aucun exemple ni avant ni après lui : il fit mettre en croix les corps des suicidés, et, les exposant à la vue de tous, les abandonna aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie. Ce supplice posthume réussit complètement. » Il y a de braves gens qui ne sauraient s’indigner de rien.

Les Tarquin étaient devenus odieux à l’aristocratie romaine, qui supportait impatiemment le faste et l’orgueil de ces étrangers. Le

  1. On sait que ce contraste a suggéré à Gibbon la première pensée de son Histoire de la Décadence et de la Chute de l’empire romain.