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que cette voix me ramenait aux jours de mon enfance. Je regardai le programme du spectacle, mais il ne put aider en rien ma mémoire, car l’acteur en question y était désigné sous un nom tout-nouveau pour moi, celui de de Moulins. Je n’avais jamais connu personne de ce nom. Enfin, au moment où l’acteur faisait un geste singulièrement caractéristique, je le reconnus subitement, et à la grande surprise de ma femme et de toutes les personnes assises à nos côtés, je m’écriai à haute voix : « Par Dieu ! c’est George Harley lui-même. »

À cette époque, mes cliens étaient malheureusement encore fort rares et ne me prenaient pas beaucoup de temps. Je voulus savoir si je me trompais, et je me rendis le lendemain au bureau du théâtre pour demander où demeurait M. de Moulins. — Nous ne connaissons pas sa résidence, me répondit-on ; mais à cette heure même, la plupart des acteurs ont l’habitude de se réunir dans un club qui se tient ici à côté, pour fumer, causer et lire les journaux. Vous pourrez peut-être y rencontrer M. de Moulins.

Je me rendis à l’endroit qu’on venait de m’indiquer, et dés mon entrée dans la salle, je reconnus l’objet de mes recherches. Il n’y avait plus à s’y méprendre ; le costume du théâtre, les fausses moustaches et le fard, tout ce qui la veille m’avait empêché de reconnaître George Harley n’existait plus. C’était bien lui, mais combien changé ! Ses traits étaient altérés, et une expression hagarde et soucieuse, révélant des habitudes d’intempérance, vieillissait la physionomie de cet homme, si jeune encore. Il était assis, fumant un cigare et lisant un journal. Je regardai pour voir si personne ne nous observait et ne pouvait nous entendre, je m’assis à côté de lui ; puis, le regardant en face, j’étendis la main et lui dis : — Est-il possible que ce soit là George Harley ?

Il leva la tête et parut disposé à nier son nom, mais en rencontrant mon regard il me reconnut immédiatement, et répondit : — Eh quoi ! c’est vous, James ? eh ! mon cher camarade, d’où sortez-vous donc ? — Et il me donna une chaude poignée de main.

— Je suis établi dans la ville comme médecin ; mais vous, Harley, comment êtes-vous entré au théâtre ? Une semblable profession est bien en désaccord avec les idées puritaines de votre père, qui, si mes souvenirs sont exacts, était un des principaux anciens de notre église de Concord.

— Chut ! mon cher ami, dit-il en regardant soigneusement autour de nous, je suis connu ici sous le nom d’Albert de Moulins ; souvenez-vous-en et ne m’appelez jamais Harley. Il est heureux qu’aucun de nos camarades n’ait pu nous entendre. En entrant au théâtre, je n’ai fait qu’obéir à une vieille fantaisie qui me poursuit depuis